Nouvelles de Flandre
Petit tour de l'histoire du français (1/3): Une langue née sous le signe de l'amour

"Pro Deo amour...", les premiers mots du plus ancien texte écrit en français contiennent le mot "amour". Les Serments de Strasbourg remontent au 14 février 842. Le 14 février, la Saint Valentin!

Ceci dit, ces Serments de Strasbourg ne sont pas précisément des serments d'amour: trois frères s'étaient partagé l'empire de leur grand-père, le fameux Charlemagne. Louis avait pris la partie orientale, la Germanie. Charles, l'Ouest, la France, et Lothaire, la partie centrale : la Lotharingie, mot qui donnera "la Lorraine". Les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, émergeront de cette contrée "d'entre deux", coincée entre les mondes germanique et latin. Tout le futur destin de l'Europe était déjà en germe dans cette situation, car les deux frères de l'Est et de l'Ouest vont finir par se partager le royaume de Lothaire. C'est bien pourquoi ils ont prononcé leur serment d'alliance défensive, non pas en latin, la langue savante, mais dans celles que comprenaient réellement leurs soldats: l'ancien allemand et la langue romane, le très ancien français: "Si salvarai eo cist meon fradre Karlo": "Et je sauverai (je viendrai en aide à) ce mien frère Charles, a juré Louis le Germanique."

Ce "roman" n'est plus du latin populaire: on est passé d'une langue synthétique (le latin classique) à une langue analytique qui a abandonné presque toutes les déclinaisons. Dans la conjugaison des verbes, par exemple, au futur, le latin de Cicéron aurait dit "salvabo" pour "je sauverai". Le français - comme toutes les autres langues d'origine latine - dit "J'ai à sauver", autrement dit "je dois sauver", c'est une périphrase: je sauver-ai, tu sauver-as... ils sauver-ont. Notre futur "simple" est en fait un composé de l'infinitif suivi des formes du verbe avoir, au présent (j'ai, tu as, il a...).

Dès lors, les choses iront de plus en plus vite: moins de quarante ans plus tard, nous trouvons notre plus ancien texte poétique, cette fois: une cantilène dédiée à une sainte espagnole qui n'a peut-être jamais existé, Eulalie, aujourd'hui patronne de Barcelone. Le petit texte a sans doute été écrit dans une abbaye située entre Mons et Valenciennes, en région picarde. Par rapport au texte précédent, on constate déjà d'énormes changements dans la "scripta", le système graphique. Surtout les "e" muets qui ont remplacé une grande partie des "a". Le latin ne connaissait pas ce phonème, le "e" sourd: c'est un son typique du français au point qu'il est, au jeu de scrabble, la lettre la plus nombreuse.

C'est vers 1100, avec La Chanson de Roland, la première véritable épopée française - on dit plutôt une "chanson de geste" - que la littérature médiévale atteint sa maturité. Désormais, on parlera d'ancien français et non plus de "roman". Certaines caractéristiques remarquables de l'esprit français y sont déjà présentes, comme l'expression "France la doulce", la douce France, pensons à la chanson de Trenet. Ou le panache, cet orgueil particulier, le souci de ne pas perdre la face qui empêche Roland de sonner du cor pour appeler au secours, alors qu'il est assailli de toutes parts et mourant.

Mais cet ancien français, quel est-il?

C'est, bien sûr, une langue de la famille indo-européenne, puisqu'il dérive du latin. Le latin vulgaire (ou populaire: de vulgus, comme volk, folk, le peuple) a remplacé très lentement - il a mis plus de quatre siècles - les parlers celtiques qui étaient en usage sur le territoire de la Gaule lors de la conquête romaine, vers 50 avant notre ère.

De la langue des Celtes, le français n'a gardé qu'assez peu de traces, essentiellement dans le vocabulaire de la vie rurale: mouton, alouette, bec, caillou, ruche... En italien ou en espagnol, par exemple, ces mots sont tout autres, car ils viennent du latin.

Le gallo-roman (la langue romanisée des Gaulois) connaitra de profonds bouleversements après la chute de l'Empire romain et avec l'arrivée de nombreux peuples germaniques venus d'Europe centrale, les Francs, surtout, dont la France tire son nom, au nord et à l'est. Ces Germains prennent le pouvoir, mais, beaucoup moins nombreux que la population locale, ils vont s'assimiler culturellement aux Gaulois romanisés (c'est le sens exact du mot "wallon"), tout en faisant entrer dans la langue plus d'un millier de germanismes. Des noms de couleurs: brun, bleu, blond. Et blanc, qui signifiait brillant (faire blinquer, dit-on en Belgique) qui remplace le latin "albus, alba, album", resté dans le mot "aube", ce moment où le ciel blanchit.

Également des mots commençant par le fameux "h" aspiré, typique des langues germaniques, mais qui, en français, empêche seulement la liaison: la hache, la haie, le hêtre, la honte. Des mots avec "gu" à l'initiale: gagner - gâteau - guérir - garçon. Et encore bien d'autres vocables : riche, blé, choisir, orgueil, jardin...

L'ordre des mots - donc, la syntaxe - n'est pas épargné: les langues germaniques préfèrent placer l'adjectif devant le nom - Neufchâteau - alors que le latin le met après - Châteauneuf.

Lutèce est devenue Paris

Au 13e siècle, le Royaume de France connait une ère de grande prospérité, sous le règne de Louis IX. Il rayonne sur l'Europe. Le pays se couvre "d'un blanc manteau de cathédrales" qui font briller l'art français, l'architecture ogivale. Paris devient la ville-phare de l'Occident. La jeunesse accourt de partout pour étudier à la Sorbonne, le collège de Robert de Sorbon, fondé en 1257. Les cours se donnent en latin mais, en dehors de l'école, on ne parle que français. La langue de Paris se répand tout en absorbant aussi des mots qui viennent d'ailleurs: un grigou, en occitan, c'est d'abord tout simplement "un Grec". L'occitan, le français du Sud de la Loire, la langue dans laquelle "oui" se disait "oc", à partir du latin "hoc", ça, ceci, comme quand nous disons "c'est ça" pour approuver, acquiescer. Au nord de la Loire, "hoc" a été renforcé par un autre démonstratif "ille", d'où "hoc ille" qui est devenu "oïl" - la langue d'oïl - soit, la langue du oui. Le latin classique n'avait pas de terme propre pour exprimer l'acquiescement. Il utilisait des adverbes, comme "ita", c'est ainsi, ou il répétait la question: "Tu es content? - Je suis content". Les langues issues du latin se sont trouvé d'autres solutions. On vient de le voir pour le français. L'italien, l'espagnol, le catalan, le portugais, utilisent "si, ou sim" qui viennent de l'adverbe "sic", ainsi. Le roumain, lui, a emprunté le mot slave "da".

En 1066, a lieu la première expansion du français à l'étranger avec la conquête de l'Angleterre par le duc Guillaume de Normandie. La langue anglo-saxonne ne mourra pas, mais le français va la métamorphoser à tel point que l'anglais moderne est souvent désigné comme la langue germanique la plus latine, voire un cas unique de langue hybride à la fois germanique et romane. Plus d'un mot anglais sur trois provient de l'ancien français, quelquefois avec de grosses surprises pour nous. Qui devinerait que sous les mots "curfew", "caterpillar" et même "porridge" se cachent le français "couvre-feu", "catte pelouse", la chenille, qui se disait "chatte poilue" en ancien normand, et, enfin, "potage"?

Le 15e et le 16e siècle: le moyen français et la Renaissance

Le long conflit entre la France et l'Angleterre - plus exactement entre les monarchies anglaise et française - appelé Guerre de Cent ans, qui s'achève au milieu du 15e siècle, sonne aussi le glas de la féodalité en France. Le pouvoir royal en sort renforcé. Le français est devenu "la langue du Roi". C'est une langue qui prend ses distances avec le Moyen ge pour tâcher de renouer avec son passé gréco-latin. Le mouvement de la Renaissance, né en Italie un siècle plus tôt, gagne la France. François 1er invite Léonard de Vinci à Amboise et lui commande les plans du château de Chambord, que l'on appelle parfois le Versailles de la Renaissance. C'est le même souverain qui, en 1539, signe l'Ordonnance de Villers-Cotterêts par laquelle le français s'impose dans l'administration au détriment du latin et devient, ipso facto, langue officielle de la France. C'est encore ce même François 1er qui crée en 1530 le Collège de France, où le français s'utilise plus que le latin, à l'inverse de ce qui se faisait à la Sorbonne.

En même temps notre langue se renouvèle et se re-latinise aussi, d'une certaine manière: le poète Ronsard rompt avec les vieux modèles poétiques médiévaux pour revenir aux Grecs et aux Latins. Avec quelques amis, il fonde la Pléiade, une première académie littéraire. Un autre poète, Joachim du Bellay, écrit Défense et Illustration de la langue française: il faut enrichir la langue pour la rendre apte à tout exprimer, comme le grec et le latin. Sur le modèle latin, on introduit l'infinitif substantivé: le rire, le boire, le manger, les vivres... On accueille des centaines de mots italiens (l'Italie a la cote dans tous les domaines): la banque, le balcon, le salon, l'escalier, la douche, la façade, le concert, le carrosse, la sentinelle, le négoce. Etc. Il nous en est resté beaucoup, tous se sont coulés dans le français par l'orthographe et la prononciation.

Les humanistes, les savants de l'époque, qui connaissent bien le latin mais qui n'ont aucune idée de l'histoire de la langue, transposent quantité de mots, directement du latin au français, en modifiant légèrement leur forme, souvent la terminaison, et sans se douter qu'ils existaient déjà dans la langue, car, arrivés par la tradition populaire, on ne pouvait pas les reconnaitre. Ce sont des "doublets". Par exemple, cheville et clavicule, du latin clavicula = petite clé, avec l'accent tonique sur le i. Forge et fabrique (fabrica = atelier) - Nager et naviguer (navigare) - Frêle et fragile (fragilem = qui se casse facilement).

À côté de mots d'origine arabe (ou indo-persane) que le français avait adoptés pendant les Croisades (alcool, chiffre, algèbre...), les Espagnols et les Portugais importent, de leurs colonies d'Amérique et d'Asie, des mots nouveaux en même temps que des produits nouveaux: le thé, le tabac, le chocolat, la tomate, l'avocat (de "aguacate"), le cacao, la patate...

L'imprimerie: la codification et la mise en ordre

Le succès de l'imprimerie, à partir du milieu du 15e siècle, affectera sérieusement plusieurs aspects de la langue, en premier lieu, son orthographe: au cours des siècles précédents, chaque clerc écrivait à peu près comme il voulait, le désordre et la fantaisie régnaient dans la façon de transcrire les mots. Des erreurs, des confusions_: poids qui vient du latin pensum ou pesum, et non du latin classique "pondus, ponderis", d'où le "d" intempestif. Des lettres inutiles introduites pour "faire savant": escripre pour écrire (de scribere). Des malentendus, comme un signe en forme de petite croix que les copistes écrivaient pour représenter en abrégé les terminaisonss "ls" ou "us" et qui a été pris plus tard pour un "x", et comme une marque de pluriel. En ancien français, "les chevals" ou "les chevaus" s'écrivait "les chevax". D'où nos pluriels en x au lieu d'une simple règle générale avec s. Une telle anarchie ne pouvait pas convenir aux imprimeurs, des commerçants pour qui "le temps, c'est de l'argent". Il a donc fallu codifier l'orthographe. Chaque mot s'écrirait désormais toujours de la même façon. Un humaniste, issu d'une famille d'imprimeurs, Robert Estienne, est l'auteur d'un dictionnaire français-latin (1539), dans lequel il prône une "orthographe qui distingue les mots par l'écriture" pour faciliter la tâche du lecteur. Elle comprend beaucoup de lettres muettes (qui s'écrivent mais ne se disent pas) jouant le rôle de signes distinctifs pour les homonymes (un conte, un compte, un comte) ou qui indiquent les accords, le nombre et le genre, les relations grammaticales entre les mots. Le sens d'une phrase française bien orthographiée n'est jamais ambigu.

Au tournant du 16e et du 17e siècle, François Malherbe veut épurer le français au nom de l'économie de langage et du dépouillement, et discipliner une langue qu'il juge trop foisonnante car trop imbue de l'esthétique baroque. Boileau dira - "Enfin, Malherbe vint" - de celui qui ouvrait ainsi la porte au classicisme: l'art qui dominera le dix-septième siècle. Ce sera pour l'article suivant.


Robert MASSART

Ce texte applique les recommandations orthographiques de 1990.


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