Nouvelles de Flandre
La littérature francophone de Belgique de 1914 à 1944

L'étude de notre littérature paraît-elle aller de soi? Avons-nous conscience de la spécificité du champ littéraire belge de langue française?

Cette question, originale et percutante, cela fait un certain nombre d'années que (se) la pose Marc Quaghebeur, Docteur en Philosophie et Lettres de Louvain et Directeur des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. Il y répond également! Dès 1982, déjà, dans L'alphabet des lettres belges de langue française, dont la longue préface "Balises pour l'histoire des lettres belges", avait surpris, choqué, séduit; comme dans son essai Entre absence et magie (1990) ou bien encore dans l'Anthologie de la littérature française de Belgique. Entre réel et surréel (2006). Depuis près de 40 ans, il travaille et argumente le propos dans ses enseignements à Paris et aux quatre coins de l'Europe, ainsi que dans les centres de littérature francophone de Belgique qu'il a créés dans différentes universités...

Il a, depuis peu, décidé de rassembler ses nombreuses publications et de les articuler dans une vision chronologique sous le titre générique d'Histoire, Forme et Sens en littérature, un titre qui "dégage les lignes de faîte: l'enracinement et l'articulation des faits littéraires, comme des Formes esthétiques, dans et à l'Histoire". C'est l'articulation avec ladite Histoire qui fait Sens.

Deux des cinq volumes prévus ont paru.
"L'engendrement (1815-1914)" mit d'abord en place la singularité du jeune état belge, né de la révolution de 1830, où se développe une véritable littérature française à côté d'une littérature flamande tout aussi riche. D'entrée de jeu, la singularité belge est ainsi posée dans sa double composante romane et germanique. "Elle ne correspond pas à l'équation Langue/Etat/Nation" qui, entre autres choses, donne au français de France une résonance différente.

Un des moments-clé de ce volume, c'est l'émergence, au XIXe siècle, du mythe du siècle d'or, le XVIe en l'occurrence, qui devient un élément fondateur de l'imaginaire du pays. Ce recours à l'histoire au temps de la splendeur des ducs de Bourgogne, jusqu'à Philippe II, avec Charles Quint en point de mire, permet l'ancrage d'une sorte de légitimité glorieuse. Ce siècle n'est-il pas, en effet, celui des arts florissants comme la polyphonie (Roland de Lassus), la grande peinture flamande (Van Eyck, Memling, La Pasture), la tapisserie (de Bruxelles ou d'Audenarde)? C'est à cette lumière que se lit le premier grand roman belge écrit par Charles De Coster: sa carnavalesque légende de Tyl Ulenspiegel, un chef d'œuvre belgo-belge, un roman historique qui n'en n'est pas un, où se déploient les facéties de "petit Belge débrouillard". Marc Quaghebeur voit volontiers dans cet art du décalage, un trait essentiel de ce que l'on nommera plus tard "la belgitude". Rappelons également que le XIXe siècle belge, sous Léopold II, connaît un grand essor économique: le pays est à la tête d'un empire colonial auquel est liée une intéressante production littéraire. Bruxelles figure parmi les capitales européennes majeures, c'est un lieu où se jouaient et se décidaient les modes. A côté du triomphe des ballets russes de Diaghilev, le théâtre symboliste de Maeterlinck s'invente et s'impose à l'Europe - l'écrivain obtient le prix Nobel en 1911 - tandis que Verhaeren crée la poésie moderne... L'identité nationale s'élabore dans une certaine euphorie, c'est "le premier laboratoire des littératures francophones".

Le tome 2, "L'ébranlement (1914-1944)", vient de sortir. Comme toujours, chez Marc Quaghebeur, des chapitres mono-graphiques très ciblés alternent avec des chapitres transversaux. Ceux-ci vont loin dans l'analyse des conséquences du conflit et de la question linguistique. Le livre couvre trois décennies foisonnantes qui s'ouvrent et se ferment sur des faits de guerre: l'invasion allemande d'août 14 et la libération du pays par les Alliés à l'automne 1944. Une période complexe où l'Histoire gronde et suscite des œuvres particulières qui revisitent le réel à l'aulne des désastres. Une déclinaison de "fantastiques" va s'ensuivre: le fantastique réel de Frans Hellens, de Robert Poulet, de Marcel Thiry, qui "métaphorise le Réel frappé de plein fouet par l'histoire (...) il engrange les désillusions venues des charniers de 1914-1918". Le fantastique dur à la manière de Jean Ray et Michel de Ghelderode et, après la seconde guerre, le réalisme magique. Ce sont autant de réponses "nationales" à la faillite du réel.

Le viol de la neutralité du pays par l'Allemagne a réveillé le sentiment patriotique et anéanti le "mythe germano-latin sur lequel avait vécu le XIXe siècle belge". Pour Verhaeren, Maeterlinck ou Destrée, c'en est fini de l'idéalisation de la culture allemande, la seule capable de contrebalancer la culture française... Quelle déception! Ce bouleversement conduit beaucoup d'écrivains à cultiver "un sentiment de vassalité franco-français", affirmant qu'il n'y a pas de littérature belge de langue française. Seule la littérature française de Belgique a quelque raison d'exister! Une telle affirmation influencera l'enseignement de la littérature dans les écoles. Marc Quaghebeur pointe "le passage à la trappe du corpus belge francophone dans le secondaire alors que le corpus de langue néerlandaise était enseigné, et parfois très bien". Le Manifeste du lundi (1937), porté par Franz Hellens, exacerbera plus encore cette dévotion à la France et à sa culture, ce qui entraîne "une dévalorisation du réel propre, que n'enchante plus un mythe distinctif". Le refus d'un bilinguisme intelligent est aussi à déplorer: les revendications flamandes pour la reconnaissance concrète d'une langue parlée par la moitié du pays ne sont pas foncièrement acceptées par les Wallons.

Notons, toutefois, que si "le petit Belge défenseur de ses libertés et débrouillard" n'enchante plus les récits littéraires, c'est qu'il a trouvé une nouvelle vie dans la paralittérature, chez Tintin, plus précisément. Marc Quaghebeur voit dans Le Secret de la licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge d'Hergé, une remarquable mise en scène d'une "trinité symbolique (le père: le capitaine Haddock, le fils: Tintin et le Saint-Esprit: Tournesol). Ainsi se met en place une famille recomposée, prête pour de nouvelles aventures, où chacun des membres incarne un rapport particulier à la langue française: Tintin parle un français standard, le Capitaine, lui, parle une "langue sauvage (...) un français de l'irrégularisation et du plaisir verbal"; Tournesol, lui, est un inventeur qui crée sa propre langue "métaphorique et carnavalesque (...) en dehors de tout rapport adéquat aux référents qu'elle est censée désigner". Bref, un chapitre étonnant et drôle, en connexion avec le fameux mythe du XVIe!

Parmi les autres grands noms que Marc Quaghebeur analyse en détail, il y a l'incontournable maître du surréalisme belge, Paul Nougé dont le plus long poème, La Messagère, se trouve décortiqué jusqu'en ses dessous politiques. Tout comme Henri Michaux, dont il repère avec une patience d'entomologiste les traces de belgité. Charles Plisnier, également, dont il renouvelle l'approche, notamment en le mettant en dialogue avec Victor Serge qu'il aida à sortir d'URSS et lui permit ainsi de dénoncer la terreur stalinienne. Mais encore Michel de Ghelderode chez lequel il montre l'admirable crépuscule du mythe du XVIe siècle dans Le soleil se couche, consacré à la retraite de Charles Quint à Yuste...

Notons aussi des curiosa. L'Abbé Sétubal du dernier Maeterlinck, une analyse qui va loin dans l'idéalisme et le jansénisme du prix Nobel 1911; ou l'étude des cinq tomes du cycle du Prince d'Olzheim, de Pierre Nothomb, une plongée dans une revisitation mythique de l'histoire de la Belgique et de l'Europe, avec l'évocation, d'une rare précision, des nuits de Wynendaele (1940) et de Laeken (1950) entre Léopold III et ses ministres...

Un volume d'une grande érudition, mais accessible, qui permet une mise en perspective, inédite et passionnante, des moments importants de notre littérature. Deux prix viennent d'ailleurs de le couronner: le Prix Lucien Malpertuis, à l'Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique et, en France, le Prix de l'Académie des Littératures 1900-1950.


Marie-France RENARD
Professeur émérite de l'université St-Louis, Bruxelles.

Marc Quaghebeur, Histoire, Forme et Sens en Littérature, tome 2 (1914-1944), Ed. Peter Lang, 412 p., env. 44 euros.


Copyright © 1998-2019 A.P.F.F.-V.B.F.V. asbl
Secrétariat: Spreeuwenlaan 12, B-8420 De Haan, Belgique
Téléphone: +32 (0)59/23.77.01, Télécopieur: +32 (0)59/23.77.02
Banque: BE89 2100 4334 2985, Courriel: apff@francophonie.be
Site: http://www.francophonie.be/ndf