Nouvelles de Flandre
Napoléon et la langue française* (1/3) Apprendre le français, le parler et l'écrire

Au collège de Brienne, le boursier du roi passe avec difficulté du toscan corse au français. Dans les camps de la Grande Armée, la vie militaire influence le parler de l'Empereur et de son entourage.

Au collège: "La paille-au-nez"

Un sauvageon mal dégrossi, parlant un français approximatif, vêtu à l'économie, entre en 1779 au collège militaire de Brienne. On y prépare les fils de gentilshommes au métier des armes. Le nouvel élève est boursier du roi. Sa langue maternelle est le corse, plus précisément le toscan de Corse. On se moque de cet élève solitaire à cause de son accent et de son prénom, imprononçable, Napoleone devenant "la paille-au-nez".

Bonaparte entend mal les mots prononcés pour la première fois et prend l'habitude de dire: enfanterie pour infanterie, section pour session, point fulminant pour point culminant, rentes voyagères pour rentes viagères, îles Philippiques pour îles Philippines... Il gardera ces prononciations. Selon Bourrienne, un élève de sa classe, il gardera aussi l'accent corse et n'éprouvera aucune affection pour la langue française.

Les documents autographes montrent une écriture mal formée, souvent indéchiffrable par les autres comme par lui, une orthographe défectueuse, des italianismes qui entraînent des confusions lexicales, des solécismes. Certaines phrases s'apparentent au charabia. Pourtant, apprécié de ses professeurs, il obtient des résultats passables en français. Il est peu doué en langues étrangères, sauf en italien; mais pour lui, est-ce une langue étrangère? Il récolte aussi des résultats passables en latin et en philosophie romaine. En revanche, il se montre excellent en mathématiques et en histoire.

Insuffisants, ses progrès en français ne lui permettent pas d'arriver à la simple correction. Nous ne voyons pas ces imperfections dans ses textes parce que des secrétaires ont rétabli l'ordre des faits, ont remplacé les expressions inappropriées par d'autres adéquates, ont réécrit les phrases boiteuses et ont corrigé les fautes.

Le jeune Napoléon écrit beaucoup. Il s'essaye à tous les genres, du roman à l'essai philosophique, du conte à l'étude juridique et à l'écrit politique. Devenu chef de l'État, informé de ses italianismes et de ses locutions corses, il fera rechercher certains de ses manuscrits afin qu'ils soient détruits, sans parvenir à les faire tous disparaître.

À la fin de son règne, écrit-il un peu moins "étranger"? Non. Dans ses lettres à Marie-Louise, autographes et datant de la dernière période qu'il passe en France, Bonaparte accumule encore les erreurs de toutes sortes. Il défigure des mots simples: les premiers bultins de l'armée, des halumettes, la chaleure, eccellent, du brulliar, le thélégraphe, mon pays de nécense. Des mots écorchés dénoncent une prononciation vicieuse: je t'espédie des officiers.

Il confond des mots courants: le roi n'y attend [entend] rien; si [s'il] est bien; s'il [si] toutefois tu en est content. Il confond les formes verbales: tu t'é bien amuzé. Ai, aie, es, est, sont écrits l'un pour l'autre. Es que est mis pour est-ce que. Il ne maîtrise pas les règles d'accord, même simples. Le pluriel: les présent; les fatigue. Le féminin: nul part. L'accord de l'adjectif: dix mille hommes tué et blessé. L'accord du participe passé: mon escadre qui est mouillé ici; j'ai vue hier toute mon escadre.

Napoléon, qui portait généralement une culotte blanche, avait l'habitude d'essuyer sa plume sur cette culotte. Elle était donc vite tachée.

La Grande Armée et le poids des mots

L'armée impériale et son nom la Grande Armée demeurent impérissables. Bonaparte la crée au camp de Boulogne. Il l'envoie sur le Rhin, puis vers l'Autriche. Pendant la campagne d'Austerlitz, Grande Armée a le sens d'armée principale puisqu'il en existe d'autres, par exemple l'armée d'Italie. La proclamation triomphale qui suit la victoire d'Austerlitz et qui commence par "Soldats de la Grande Armée" modifie la valeur de l'épithète.

Désormais, dans Grande Armée, Français et étrangers entendent "armée invincible, incomparable, presque légendaire du Grand Empereur". Une armée formidable. Au XIXe siècle, formidable, comme son étymon latin formidabilis, signifie "effrayant, redoutable, qui inspire la crainte".

Avant de commencer à combattre, Napoléon lit beaucoup. Il se crée ses propres principes, ce qui, à Sainte-Hélène, l'autorise à dire à Gourgaud: "Je vous assure que j'ai livré soixante batailles; eh bien! je n'ai rien appris que je ne susse dès la première" (Gourgaud, Journal de Sainte-Hélène, 25 décembre 1817).

La vieille garde et la jeune garde forment la garde impériale, liée à la légende napoléonienne. Une petite armée à elle seule: 40 000 hommes en 1812. Le titre suprême un vieux de la vieille résulte d'ellipses: un vieux (soldat) de la vieille (garde) [impériale]. Il se dit d'un vétéran. Comme la garde impériale ne donne presque jamais (sauf à Waterloo), on baptise, par envie, ses soldats d'immortels.

" - Allons! faites donner la garde, cria-t-il! -
Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil, [...]
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres, [...]
Saluèrent leur dieu debout dans la tempête.
Leur bouche, d'un seul cri, dit: "Vive l'Empereur!"
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise. [...]
Ils allaient, l'arme au bras, fronts hauts, graves, stoïques.
Pas un ne recula." (V. Hugo, "Waterloo".)

Instituée à la fin de la Révolution, la conscription militaire, ou l'"inscription générale de tous les citoyens sur une liste commune", assure le recrutement de l'armée impériale. Étrangeté de l'histoire des mots! Conscrits qui, en latin, désigne des gens d'âge (les Pères conscrits), s'applique, dans l'armée impériale, à des jeunes gens, à des débutants sans expérience. Vu que les soldats d'origine populaire arrivent souvent à la caserne en blouse bleue, bleu devient, en 1791, la désignation familière d'une jeune recrue. Ces conscrits, Napoléon les appelle, par une de ces formules lapidaires dont il a le secret, la milice sans privilège.

Chateaubriand accuse l'Empereur de les avoir appelés de la chair à canon, c'est-à-dire des troupes vouées à la mort. Est-ce vrai? Madame de Chastenay évoque la triste expression dans ses Mémoires. D'aucuns rapportent qu'après la terrible bataille d'Eylau, Napoléon retournant du bout de sa botte un mort gisant dans la neige aurait lâché C'est de la petite espèce. À l'inverse, on voit l'Empereur mélancolique, les larmes aux yeux, au soir des grandes hécatombes. Durant toute sa carrière, il ordonne que l'on traite bien les prisonniers, sauf en Égypte, ce qui n'est le cas ni des Anglais, ni des Russes, ni des Espagnols.

Stendhal, lui, évoque "Ces beaux hussards de la mort, dont Napoléon dit du bien dans le bulletin d'Iéna". Le hussard est un soldat de la cavalerie légère. Le mot vient du hongrois huszar, qui signifie "le 20e". En effet, au moment de l'invasion turque en Hongrie en 1458, le gouvernement hongrois a ordonné la levée d'un homme sur vingt pour former la cavalerie légère. Plus tard, le mot, passé en français par l'intermédiaire de l'allemand, a pris le sens de "cavalier de l'armée hongroise". - Ce nom reste dans les mémoires grâce à Victor Hugo: "Mon père, ce héros au sourire si doux, /Suivi d'un seul housard [sic] qu'il aimait entre tous".

Ce qui importe à l'Empereur, c'est de disposer d'hommes, de toujours plus d'hommes. Aussi intègre-t-il des unités auxiliaires à l'armée française: les hussards, les chevau-légers (un "corps de cavalerie légère, attaché au service d'un souverain"), les chasseurs, la légion polonaise, la légion grecque. Du pluriel ancien chevaux-légers, on a tiré un singulier un chevau-léger, "un cavalier de ce corps"; puis on a refait un pluriel, des chevau-légers sans x à chevau. Littré s'est élevé contre ce solécisme.

En 1793, des hulans sont au service de l'armée française, dans la légion germanique, qui devient la légion de la fraternité. Le terme qui s'est implanté en français est emprunté à l'allemand Hulan, Uhlan (jeune homme). Il désigne en particulier le cavalier mercenaire des armées de Pologne, de Prusse, d'Autriche et d'Allemagne. En français, hulan s'est écrit avec un h à l'initiale. Aujourd'hui, on écrit le h après le u: un détachement de uhlans. Les/uhlans. Le u devenu initial ne se lie pas à la consonne précédente et ne provoque pas d'élision.

Dans la Grande Armée, les soldats qui ont beaucoup servi éprouvent de la lassitude, ils protestent, ils grognent. Les soldats de la vieille garde, en particulier, "grognaient toujours"; d'où, leur nom de grognards.

Usage et convenances linguistiques

L'habitude de vivre dans les camps explique sans doute les mots de soudard (soldat mercenaire) et les expressions grossières de l'Empereur lorsqu'il prend un ton badin. Se laisse-t-il guider par sa nature foncière ou, par calcul, veut-il déconcerter? Il étonne ses contemporains.

Avec ses soldats, que le ton soit amical, presque paternel, ou bourru, le chef de la Grande Armée ne ménage pas ses mots. "L'Empereur nous crie: Avancez donc, f... c...ons"! Même quand il s'adresse à ses ministres ou à des diplomates, il peut s'emporter en basses invectives, au point qu'un diplomate, dans la relation à son gouvernement, remplace certains mots par des points. Les femmes qui parlent de lui n'osent pas rapporter les propos trop grossiers qu'elles ont parfois entendus.

L'entourage de l'Empereur suit son exemple, sans faire d'efforts, la vulgarité étant quasi générale. Par leur origine, leur caractère et leur manque d'instruction, certains grands personnages sont incapables d'observer les convenances dans leur langage et d'éviter des fautes grossières. La vie des bivouacs leur convient mieux que la Cour ou un salon.

Pourtant, Napoléon connaît le pouvoir des mots. Il en use sur les soldats de la Grande Armée, qui vont vaincre, chasser vingt rois, passer les Alpes et le Rhin. Ce sera le sujet du prochain article.


Michèle LENOBLE-PINSON
Chevalier de la Légion d'honneur

* Conférence que Michèle Lenoble a présentée à la Société de la Légion d'honneur (Section de Belgique), le 22 novembre 2017.


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