Présidente de la section de Moutier du Mouvement Autonomiste Jurassien (MAJ)* en Suisse, Chantal Mérillat milite pour la réunification du "Jura historique". C'est-à-dire pour que le Jura bernois, faisant partie du Canton germanophone de Berne, rejoigne les trois districts francophones qui composent le Canton du Jura.
N.d.F.: Pourriez-vous nous expliquer vos origines belges?
C.M.: Ma famille est originaire de Wallonie, plus
précisément de la petite ville de Stavelot
située au cur des Ardennes.
Tout de suite après leur mariage en 1947, mes parents sont
partis vivre au Congo et y sont restés jusqu'en 1960. Je suis
née en Belgique lors d'un congé de mes parents mais
j'ai vécu et fait l'école primaire à
Léopoldville, actuellement Kinshasa.
A notre retour en Belgique lors des événements
liés à l'indépendance, j'ai entamé
l'école secondaire à Stavelot pour ensuite faire des
études de logopédie à Liège.
N.d.F.: Qu'est-ce qui vous a conduite en Suisse?
C.M.: A cette époque, la Suisse romande ne formait pas
de logopède francophone. Elle recrutait donc ces
professionnels en France et en Belgique.
C'est ainsi que, diplôme en poche, je suis arrivée pour
travailler, à Moutier, ville francophone d'environ 8.000
habitants, située encore à cette époque dans le
Canton germanophone de Berne, à une heure au sud de
Bâle.
Je vis donc à Moutier depuis plus de 40 ans maintenant,
mariée à un Jurassien, mère et
grand-mère, ma vie c'est ici.
N.d.F.: Comment vous êtes-vous intéressée à la Question jurassienne?
C.M.: Issue d'une famille wallonne, et donc déjà
sensibilisée aux difficultés de cohabitation des
langues nationales, c'est tout naturellement que mon
intérêt s'est porté, dès mon
arrivée à Moutier, sur cette même
problématique vécue bien plus intensément
ici.
A cette époque, le Canton du Jura n'existait pas encore. Son
territoire, francophone, avait été donné au
Canton de Berne, germanophone, lors du partage des possessions de
Napoléon au Congrès de Vienne en 1815.
Cette domination bernoise a posé immédiatement des
problèmes et les conflits survenaient
périodiquement.
En 1972, année de mon arrivée à Moutier, la
région était en ébullition et le Mouvement
Autonomiste Jurassien réclamait l'organisation d'un
plébiscite destiné à créer ce nouveau
Canton du Jura.
La population locale était donc divisée entre
pro-bernois fidèles au Canton de Berne et les Jurassiens
désireux de le quitter.
J'ai immédiatement choisi mon camp, d'autant plus que mon
futur mari était issu d'une famille farouchement
jurassienne.
N.d.F.: De simple militante, vous vous êtes engagée aussi plus politiquement...
C.M.: J'ai toujours eu le goût de la chose publique, par
hérédité familiale. Je suis donc entrée
rapidement dans un mouvement de jeunes Jurassiens et ensuite dans un
parti politique évidemment d'aspiration jurassienne.
Mes engagements au sein du MAJ et dans mon parti politique se sont
tout naturellement intensifiés au fil des années.
Mon parti n'appartient à aucune famille politique et
défend essentiellement les intérêts communaux_;
il est fondamentalement jurassien.
J'ai siégé pendant 16 ans au conseil communal,
responsable des Travaux Publics (échevin), puis au conseil de
ville (parlement) où je fonctionne encore actuellement.
Au niveau du MAJ, j'ai été pendant des années
membre du Comité Exécutif.
Actuellement et depuis trois ans, je suis présidente de la
section de Moutier.
N.d.F.: En quoi consiste la Question jurassienne exactement?
C.M.: La question de fond, c'est une cohabitation
imposée par la force politique d'une petite communauté
francophone dans un très grand canton germanophone.
En 1815, suite au Congrès de Vienne, le territoire du Jura qui
correspondait à l'ancien Evêché de Bâle,
francophone, est rattaché au Canton de Berne. D'où de
nombreux conflits à différents niveaux. Un
problème lié à la langue mais aussi à
l'équilibre des populations: un million d'habitants dans le
canton dont seulement environ 140.000 francophones qui se concentrent
dans la partie jurassienne, tout au nord.
Mais aussi un problème lié à la religion: le
Canton de Berne est réformé alors que les Jurassiens
sont catholiques.
N.d.F.: Quels ont été les événements majeurs de cette lutte jurassienne?
C.M.: En 1947, le Rassemblement jurassien (RJ) est
créé suite à un événement
particulier_: un Jurassien n'a pas pu devenir ministre parce qu'il ne
parlait pas assez bien le suisse allemand.
Ensuite, le mouvement une fois institutionnalisé, la pression
a été mise sur le gouvernement bernois et la
Confédération pour créer un nouveau canton, le
Canton du Jura.
En 1974, nous avons obtenu de voter et nous avons gagné: le
Canton du Jura est né, le 23ème canton suisse.
Malheureusement ce nouveau canton ne couvrait que la moitié du
territoire francophone concerné, les territoires du sud dont
Moutier et sa région sont restés dans le giron
bernois.
N.d.F.: La lutte n'était pas terminée?
C.M.: Une deuxième phase a démarré pour
rattacher l'ensemble du territoire au Canton du Jura et reconstituer
ainsi le Jura historique.
Le RJ s'est transformé en Mouvement Autonomiste Jurassien
(MAJ). Le but était de pouvoir voter une nouvelle fois dans
les districts du sud.
En 2013, on a revoté, sans succès.
Le sud, tous districts confondus, a choisi de rester dans le Canton
de Berne, Moutier étant la seule commune à vouloir
rejoindre le Canton du Jura.
N.d.F.: Vient alors le vote historique de 2017!
C.M.: Les autorités de Moutier ont continué la
lutte et réussi à obtenir un dernier vote à
l'échelon communal, cette fois.
Le 18 juin 2017, nous avons gagné avec 51,2% des voix en
faveur du rattachement au Canton du Jura.
Le transfert sera effectif le 1er janvier 2021 le temps que les
choses s'organisent notamment au niveau de l'administration,
l'enseignement, la police, etc.
N.d.F.: Qu'est-ce qui va changer pour vous?
C.M.: On va ENFIN se retrouver avec les nôtres, en
famille parce que Berne ce n'est pas chez nous. Ca, c'est pour
l'aspect identitaire.
Au niveau politique, la ville de Moutier aura plus de poids dans le
petit Canton du Jura que dans l'énorme Canton de Berne.
Le MAJ n'est pas dissout, il va continuer à fonctionner
puisque le territoire historique du Jura n'est pas encore
entièrement reconstitué.
N.d.F.: Ce 18 juin a dû être un jour mémorable!
C.M.: En tant que présidente du MAJ de Moutier, j'ai eu
le privilège d'annoncer les résultats à la
population rassemblée à Moutier.
Cela a été une joie que je ne pouvais même pas
imaginer tellement ce qui s'est passé était
phénoménal. Il y avait une foule de 10.000 personnes
qui ressentaient une même émotion, après tant
d'années de lutte.
Ensuite, en tant que citoyenne, c'est aussi une satisfaction de voir
que les institutions suisses respectent suffisamment la
démocratie pour permettre à la population de rester
maitre de son destin.
N.d.F.: L'exemple suisse est-il transposable en Belgique?
C.M.: Il est vrai que les institutions suisses ne sont pas
rigides et qu'elles permettent aux citoyens de prendre des
initiatives et d'infléchir finalement le cours des choses.
Il nous a fallu bien des années de lutte, du courage, de la
volonté, de l'obstination, même, pour qu'enfin Moutier
quitte le canton de Berne et devienne ville jurassienne.
En Suisse, le droit des personnes prévaut sur le droit du
sol.
propos recueillis par
Anne-Françoise COUNET
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