Nouvelles de Flandre
Rencontre avec Ahmed Medhoune, président de la Maison de la Francité

Depuis quelques mois, Ahmed Medhoune est aux commandes de la Maison de la Francité (*). Une "belle maison" par la richesse de l'immeuble qui l'abrite mais aussi et surtout par les valeurs qu'elle défend et les actions qu'elle propose.

N.d.F.: Si vous deviez vous présenter en quelques mots?

A.M.: Je suis un Scandinave de l'Afrique puisque je suis né à Tanger au Maroc, mais j'ai grandi en Belgique. Mes structures mentales sont donc tout à fait européennes. Je suis arrivé en Belgique, à 3 ans dans le cadre du regroupement familial, le mode typique de l'immigration des années soixante. Mon parcours est celui d'un enfant qui doit tout à l'école et plus généralement à la société. J'ai des dettes vis-à-vis de mes professeurs qui m'ont considéré avec amour et bienveillance et ont posé sur moi un regard positif.

N.d.F.: Vous avez fait quelles études?

A.M.: J'ai fait des humanités gréco-latines à l'Athénée de Saint-Josse et un régendat en français et histoire. J'ai commencé ma carrière par l'enseignement du français à des élèves sourds à l'IRSA et ensuite j'ai donné des cours de français, langue étrangère en promotion sociale, à des adultes venant des 4 coins du monde. Dans un deuxième temps, j'ai fait une licence en Sciences politiques et administratives à l'ULB et me suis spécialisé en sociologie de l'immigration. J'ai ensuite fait une carrière classique de chercheur, enseignant, expert dans diverses institutions en Belgique et à l'étranger.

N.d.F.: Un parcours professionnel riche et varié donc...

A.M.: Effectivement, j'ai eu une carrière quelque peu "dispersée" mais j'ai eu la chance d'avoir été un artisan intellectuel. J'ai pu contribué à mieux comprendre certains problèmes de société et en particulier, les mécanismes de discrimination à l'école. C'est, sans doute, la partie la plus connue de mon historique personnel. Depuis 25 ans, je suis le créateur du tutorat scolaire. Le principe en est simple: mettre en proximité des étudiants de l'enseignement supérieur ou universitaire et des jeunes en difficultés scolaires de l'enseignement secondaire. Un dispositif important de part et d'autre: les étudiants sont rémunérés, ils acquièrent une certaine expérience intéressante pour leur C.V. Pour les élèves du secondaire, c'est une écoute, une main tendue en dehors des heures de cours. Le système s'est ensuite étendu à l'enseignement primaire et aujourd'hui, c'est le plus grand dispositif de soutien scolaire à Bruxelles. C'est ma grande fierté. Tout cela est mené par un opérateur SCHOLA-ULB: plus de 25.000 élèves ont été aidés par 3.000 tuteurs.

N.d.F.: La francophonie, quelle place occupe-t-elle dans votre itinéraire?

A.M.: Je suis un acteur engagé. Nous avons tous des ressorts intimes qui donnent du sens à notre vie. Les miens tiennent clairement à la question de la discrimination à l'école et la lutte contre l'échec scolaire qui passe par la maitrise de la langue. En ce qui concerne la francophonie, je peux dire que je suis habité par la langue et j'habite la langue du mieux que je le peux. Camus disait cette très jolie phrase "mal nommer contribue au malheur du monde" donc à contrario bien nommer, cela permet d'éviter de nombreux malentendus et de clarifier. La langue éclaire. Et la lumière, c'est la raison.

N.d.F.: Cet attrait pour le français remonte à quelle époque?

A.M.: J'ai expliqué ma reconnaissance envers l'école et mes professeurs. Il en va de même en ce qui concerne la langue. Adolescent, j'avais une passion pour le sport, le basket en particulier mais aussi pour le théâtre et la déclamation. En rentrant de l'école, je posais mon cartable, révisais les textes à mémoriser et je filais à l'Académie puis aux entrainements de basket. Le talent et la taille m'ont manqué pour poursuivre dans la voie sportive. Par contre, j'ai persévéré dans les cours d'art dramatique et de diction. Ils ont constitué mon premier moment dans l'intimité de la langue française. Ces leçons m'ont permis de rencontrer des hommes et des femmes de tous âges et de toutes origines que je n'aurais pas connus dans d'autres circonstances. Des portes vers des univers auxquels je n'avais pas accès à cette époque. En plus, ces cours m'ont permis d'approfondir la connaissance de cette langue.

N.d.F.: Venons-en à la Maison de la Francité que vous présidez depuis peu...

A.M.: J'ai accepté cette responsabilité parce je trouvais qu'il y avait un défi: contribuer à ce que la MDLF s'engage dans une nouvelle voie. Je découvre une nouvelle équipe très motivée, dirigée par Donald George et un Conseil d'administration très engagé pour lequel l'institution a aussi beaucoup d'avenir. Elle a été créée en 1976, époque où les conflits communautaires étaient très soulignés et paralysaient la vie politique. Quarante ans plus tard, nous sommes dans un tout autre contexte, celui de la diversité culturelle et linguistique de Bruxelles et celui de la révolution numérique. Il faut en tenir compte pour définir les axes stratégiques des prochaines années.

N.d.F.: Quels sont ces axes?

A.M.: Nous allons ouvrir l'institution à la ville et à son contexte social par des actions de solidarité active. On ne fait pas de programmation culturelle pour des publics privilégiés surtout à l'heure où les moyens budgétaires sont extrêmement limités. Nous allons élargir notre public. Etre aux côtés des élèves en difficultés scolaires, des réfugiés en difficultés d'apprentissage du français, des chercheurs d'emploi pour améliorer leur maitrise de compétence langagière. Nous voulons nous engager dans les grands défis que connaît Bruxelles: l'échec scolaire, le chômage et le vivre ensemble. A l'heure actuelle, le vivre ensemble est indispensable. Ce sont des axes nouveaux, forts qui donnent de l'épaisseur, de l'identité à la MDLF.

N.d.F.: Des actions concrètes?

A.M.: La MDLF est aussi un lieu de débat, un lieu pour comprendre les grands enjeux contemporains. Par exemple, nous voulons contribuer au Plan lecture initié récemment par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Nous allons organiser des activités pour les tout-petits en collaboration avec les éditeurs, lecture de contes dans les crèches, etc. Autre dimension très importante : la promotion de l'expression orale et écrite de la langue, en organisant - ce que nous faisons déjà - un grand concours de textes mais aussi en proposant un concours de théâtre à l'école. Une action qui me tient particulièrement à cœur.

N.d.F.: Vous envisagez une collaboration avec la communauté flamande de Bruxelles?

A.M.: La MDLF a l'ambition d'être un acteur dans l'apaisement du conflit communautaire. Nous voulons jeter des ponts entre les communautés, un des axes d'entrée pour le "vivre ensemble" envisagé à Bruxelles. La Belgique, et Bruxelles en particulier, sont des sociétés divisées à cause de la langue et de l'institutionnalisation. Il faut tisser des liens pour éviter le repli sur soi, stérile et destructeur. Il faut "se connaître pour se reconnaître" et développer des curiosités réciproques. Par exemple: inviter des journalistes néerlandophones pour connaître leur point de vue sur les francophones et réciproquement ou encore, faire venir des écrivains français vivant en Belgique pour également connaître leur vision sur nos communautés. Ces regards croisés doivent nous permettre de déconstruire les stéréotypes qui nous enferment.

N.d.F.: Comment voyez-vous l'évolution de la place du français à Bruxelles et à l'international face au "tout à l'anglais"?

A.M.: Bruxelles est une ville de métissage linguistique et culturel, depuis toujours. Le Belge, le Bruxellois est ouvert à l'apprentissage d'autres langues car il a conscience que le statut du français étant numériquement minoritaire, il doit se doter de plusieurs passeports linguistiques. La connaissance des langues c'est la liberté, la mobilité, les contacts, l'ouverture aux autres. Vivre à Bruxelles invite beaucoup plus que dans bien d'autres villes à apprendre d'autres langues. On ne peut pas vivre comme des dominants linguistiques francophones, rester dans l'entre-soi et rater la rencontre avec l'autre. Le français est un archipel de langues et de cultures françaises. J'aime cette image proche du voyage... et vous pouvez passer d'une ile à l'autre...

 

propos recueillis par Anne-Françoise COUNET

(*) http://www.maisondelafrancite.be


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