Nouvelles de Flandre
Déliquescence du français: des causes sociologiques, historiques mais aussi politiques

On a déjà pas mal glosé, non sur "l'anglicisation normale", c'est-à-dire sur l'enrichissement d'une langue, fut-elle de culture ancienne et de diffusion internationale, par incorporation de mots nouveaux, utiles, irremplaçables mêmes (comme "gadget", "gag", "pull-over", "ticket", "jazz", "crash" ou "tramway", mais surtout sur ce que nous appellerons les conséquences de la crétinisation rampante qui nous ont fait adopter, consciemment ou par inadvertance, des termes onomatopéiques, disharmonieux, cassants, généralement importés de l'anglais.

On a parlé d'abord de l'impact sur notre langue, de "l'anglais de cuisine", utilisé surtout dans les congrès, les conventions et autres réunions internationales, puis à partir de 1959 grâce à Etiemble de "franglais", puis de "frenglish" et maintenant, de manière plus exacte sans doute, de "globish", c'est à dire de "global english". Car il s'agit bien d'un anglais "global", élémentaire, embryonnaire, amputé, incertain, ambigu, ouvert à toutes les interprétations, tous les malentendus, toutes les frictions et incompréhensions, une langue que tous, du simple quidam gardien du bon sens à l'homme de science, à l'intellectuel sans arrogance, conspuent, à commencer par les anglophones eux-mêmes.

Les dégâts sont visibles partout, tous les jours aussi bien dans l'Hexagone que chez nous, en Belgique francophone, où ils font plus qu'Outre-Quiévrain mal parce que, ici, la dignité et peut-être la survie du français sont un combat quotidien en même temps qu'un argument permanent pour justifier l'emploi et la promotion d'une langue de réputation et de diffusion internationales.

"Global american way of life"

Que n'a-t-on dénoncé les dérives multiples, quotidiennes, aussi dérisoires en apparence que sournoises en réalité qui se sont fait jour chez nous: on banalise des termes comme "bootik" pour échoppe, "kiosk" pour guichet, "bPost" pour La Poste, "cinematek" pour cinémathèque, "bozar" pour Palais des Beaux-Arts, "podcaster" pour télécharger, "checquer" pour enregistrer, "voucher" pour bon d'échange, etc, etc.

Le phénomène est plus inquiétant chez nous parce qu'il ne résulte pas de ce que l'on pourrait appeler comme en France une "attrition", une métamorphose plus ou moins naturelle, "spontanée" résultant de la globalisation, de l'intrusion universelle de "l'american way of life", y compris par le biais de langues non anglo-saxonnes mais désormais imprégnées de culture nord-américaine (japonais, espagnol, chinois, russe): chez nous il procède, par surcroît, d'un combat de tranchée de nature politique pour saper sournoisement - au nom d'une prépondérance ethnique de nature tribale -, non seulement l'usage de la langue mais également la notoriété de la culture française. Il n'est pas nécessaire de faire un petit dessin à destination des citoyens d'un des derniers pays d'Europe occidentale qui refuse de ratifier la convention européenne sur les droits des minorités.

Car, dans notre royaume fédéral, ce n'est pas principalement de "l'attrition" du secteur privé que vient cette déliquescence de la langue française mais d'initiatives publiques, des initiatives qui se multiplient et se précisent depuis un demi-siècle (1963), depuis l'imposition par une majorité démographique des lois dites "linguistiques" fixant une vraie frontière linguistique, une frontière administrative légale.

Rappelons qu'en Suisse, un pays non pas fédéral mais confédéral et plurilingue, il n'existe pas ce type de frontière: même l'un des Etats confédérés les plus vastes du pays, le Valais (Wallis en allemand), qui est peuplé presque à parts égales de francophones et de germanophones, n'est pas décomposé, scindé, par une frontière: il n'y a qu'une seule administration confédérée pour tous les Valaisans.

Messages conçus et pensés par des anglo-saxons

On mentirait en affirmant que la Suisse est préservée des problèmes linguistiques et en particulier des atteintes à la qualité de la langue française: de nombreuses associations de consommateurs se plaignent de ce que les agences de publicité helvètes, qui sont, comme chez nous d'ailleurs, dans leur grande majorité de culture anglo-saxonne, transmettent à la clientèle francophone des textes, slogans, annonces audiovisuelles qui ont visiblement et auditivement été conçues, pensées en allemand: le message diffusé en français n'est souvent qu'une très mauvaise et parfois tout à fait contreproductive traduction française, car le mot d'esprit, la rime, la mélodie qui produisent un excellent effet en allemand (ou en néerlandais chez nous) sonnent faux, deviennent lamentables et parfois ridicules en français.

Les Suisses francophones ont tenté de pallier cet état de fait en créant une sorte de "prix citron" aux plus mauvaises publicités en français, initiative dont se fit naguère l'écho la section suisse de l'Union internationale de la presse franco-phone (UPF). Il faut être en Suisse pour que cela soit possible_: les annonceurs publicitaires "primés" et donc tournés de la sorte en ridicule encaissent le coup de bonne grâce et ne réduisent ni ne suppriment les encarts publicitaires dans les médias francophones qui se sont royalement moqués d'eux.

Rien de tel en Belgique. Que l'on observe les campagnes d'information par affichage ("Via Secura") en bordure des autoroutes réalisées par l'Institut belge pour la sécurité routière (IBSR), un parastatal fédéral dont, visiblement, l'écrasante majorité est composée de fonctionnaires du rôle linguistique néerlandais: les messages et slogans en français sont (du moins ils en donnent l'impression!) la traduction littérale d'un "supermessage flamand"... qui ne veut rien dire en français tant il est ambigu, dénué d'originalité autant que de sens.

A la limite, argumentera-t-on à décharge de l'Institut, il n'y avait aucune volonté politique d'être ambigu ou inopérant en français. Ce qui n'est, apparemment pas le cas à Bruxelles où les brimades et chicanes à l'égard des citoyens francophones sont légion. Prenons l'exemple du modèle le plus récent des tramways bruxellois: dans l'habitacle, les informations techniques et de sécurité à destination des usagers (on en compte une dizaine étalées sur un ruban vertical sur fond noir), les informations en néerlandais sont en caractères d'imprimerie de couleur jaune qui se détachent assez bien, on en conviendra, sur le fond noir; celles en français sont de couleur bleu assez foncé... qui se détachent plutôt mal sur le fond noir. Précisons qu'y figurent des consignes de sécurité élémentaires.

Autre exemple dans le secteur culturel: une très intéressante exposition sur les dommages de guerre (les deux guerres mondiales et les premières années de l'indépendance du Congo) s'est déroulée cet hiver au siège des Archives générales du Royaume sous le titre - bizarrement très différent d'une langue à l'autre - "la Belgique meurtrie" en français et "Beschadigd België" (littéralement: "la Belgique endommagée") en néerlandais, comme si les victimes néerlandophones n'avaient essuyé que des "dégâts" et les francophones de vrais malheurs.

Mais ceci n'est qu'un détail secondaire: le manque de considération à l'égard des francophones résultait de la confection même du catalogue. Etait-il bilingue néerlandais-français 50-50? Assurément! Une colonne en néerlandais et en regard une colonne en français. Mais le texte néerlandais est imprimé en caractères noirs bien nets. Le texte en français est imprimé en caractères gris légers, difficilement déchiffrables même pour le lecteur doté d'une bonne vue. Que dire alors des personnes âgées...

Ceci pour illustrer le fait qu'en Belgique, à la différence de ce que l'on constate en France, en Suisse ou au Canada (où dans les infrastructures publiques nationales, toutes les informations à destination du public sont bilingues anglais-français, y compris dans les provinces exclusivement anglophones), au vent d'anglomanie privée s'ajoute un tourbillon public de dévalorisation du français, au profit de la langue "globish" partout où il n'est pas possible de faire prévaloir le néerlandais (c'est-à-dire à Bruxelles et dans la périphérie).

C'est très visible à l'aéroport de Zaventem, présenté désormais comme un aéroport flamand, dans les gares ferroviaires de la région bruxelloise où l'avantage est donné à tous les annonceurs flamands (privés et publics), dans les ministères (mot abandonné au profit du vilain sigle SPF parce que en néerlandais "ministerie" faisait trop "latin") et sur les panneaux de l'affichage public.

La diversité linguistique est l'avenir de l'homme

Mais ce qui est le plus débilitant pour les amoureux de la langue de Voltaire - c'est-à-dire pour l'écrasante majorité des Bruxellois, des majorités de citoyens des communes de la périphérie et pour plus de 150.000 résidents de la "Flandre profonde" -, c'est la déliquescence du français résultant de l'envahissement international du phénomène globish, cette "novlangue" dénoncée par les auteurs prophétiques que furent George Orwell et Aldous Huxley mais aussi par les linguistes contemporains anglais les plus représentatifs, tel Sir David Crystal.

Ce dernier, auteur du célèbre "English as a Global Language" dit dans un des ses ouvrages publié en 2010 que ce qui est important, c'est la diversité linguistique et qu'il importe que tous les anglophones s'intéressent suffisamment aux langues pour vouloir en apprendre autant que possible.

Il est évident, estime-t-il encore, que "l'avenir ne se pense pas uniquement en anglais (...) Les trois-quarts de la population mondiale ne sont pas capables de communiquer en anglais et cela ne va pas les empêcher de penser".

Et ce propos d'un professeur de lycée de Middlesborough rapporté par DLF (Défense de la langue française): "S'il est vrai que la France, comme la Grande-Bretagne, n'est plus une superpuissance sur la scène internationale, il n'en reste pas moins vrai que la France a apporté une énorme et précieuse contribution au développement culturel du monde et qu'elle est dotée du talent et du génie nécessaires pour continuer à y contribuer de manière significative". Etonnant "cocorico" lancé par un professeur "british pur jus"!

Alors, qu'on nous permette de rire (jaune) quand le syndicat d'initiative de la ville de Lyon ne trouve d'autre slogan touristique que "Only Lyon", ou quand les administrateurs de notre si peu efficace entreprise wallonne des transports en commun adoptent le slogan "TEC it easy". Ainsi tout fait farine au moulin des régionalistes à courte vue.

 

André BUYSE 


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