Karine Jottard est une jeune directrice, d'une part en raison de son âge, mais aussi parce qu'elle a pris ses fonctions à la tête de la Maison de la Francité (MdlF) depuis quelques mois à peine.
N.d.F.: Si vous deviez vous présenter en quelques mots...
K.J.: A l'origine, je suis de culture wallonne. Ma famille est
issue du Condroz, une région qui habite toujours mon
imaginaire. Après avoir grandi dans le Brabant wallon,
dès l'âge de 12 ans, j'ai évolué à
Bruxelles. A cela, je dois ajouter 6 années de vie à
Madrid et Lisbonne.
Je me considère donc à la fois wallonne, bruxelloise,
européenne, et très certainement francophone
également. Comme l'a écrit Cioran: "On n'habite pas un
pays, on habite une langue."
Cela dit, de manière générale, je suis assez
réfractaire à tout enfermement dans une identité
figée et je préfère cultiver l'ouverture des
idées et des horizons, que ce soit à travers le voyage
ou l'art...
N.d.F.: Quelles études avez-vous faites?
K.J.: J'ai une formation de romaniste, complétée d'une spécialisation en gestion culturelle et de l'agrégation à l'ULB. Par ailleurs, j'ai eu la grande chance d'enrichir ces études durant deux années académiques passées respectivement à l'Université de Lisbonne et à l'Université Autonome de Madrid. Cela m'apporté une mise en perspective et un changement de point de vue sur ma langue et ma culture déterminants pour la suite de mon parcours.
N.d.F.: Comment vous êtes-vous intéressée plus particulièrement à la francophonie?
K.J.: Je pense que c'est précisément face à une culture autre, que l'on prend conscience de son identité, avec tout l'enjeu d'échange interculturel que cela suppose! Quand je suis partie en Espagne et au Portugal, deux pays aux identités culturelles très marquées, j'ai vraiment pris conscience des caractéristiques de ma culture, ou plutôt de ses composantes: belge (première référence à laquelle on est associé en général à l'étranger en Europe), francophone, européenne, wallonne, bruxelloise et enfin, expatriée, ce qui est encore une forme d'identité culturelle de l'entre-deux. Cette réflexion a forgé mon intérêt pour l'interculturel.Une fois l'expérience de quatre stages en institutions culturelles francophones bruxelloises engrangée et mes études terminées à Bruxelles, j'ai donc repris la route pour m'installer à Madrid. Cette fois dans le but d'y enseigner ma langue et ma culture.
N.d.F.: Quel a été votre parcours professionnel?
K.J.: D'abord, j'ai travaillé comme assistante de langue
française dans une école secondaire de la banlieue de
Madrid durant un an. Ensuite, je suis devenue lectrice de langue
française pour le CGRI (actuel Wallonie-Bruxelles
international) à l'Université Autonome de Madrid.
J'étais chargée de cours de français langue
étrangère, de "civilisation" francophone et de
littératures francophones de Belgique et d'Afrique. J'en garde
le souvenir d'une période intellectuellement et humainement
très intense. Ce poste avait aussi l'intérêt
d'intégrer un rôle de promotion de la culture de
Wallonie-Bruxelles.
Cela m'a permis d'organiser des cycles de cinéma francophone,
des conférences et autres activités.
Parallèlement, j'ai entrepris des recherches sur les
littératures voyageuse et migrante francophones dans le cadre
d'un DEA. J'ai aussi profité de la proximité du Maroc
voisin pour explorer le pays et y séjourner
fréquemment. Toutes ces expériences ont nourri ma
réflexion de manière décisive.
En 2007, j'ai décidé de revenir à Bruxelles.
Pendant quatre ans, j'ai enseigné le FLE, l'espagnol et ai
été conseillère pédagogique dans
l'enseignement supérieur de promotion sociale. Ensuite, comme
je suis toujours intéressée par les nouvelles
perspectives et que je souhaitais réintroduire le voyage dans
ma profession, j'ai travaillé un an pour Wallonie-Bruxelles
international, dans le domaine de la coopération avec
l'Amérique latine.
N.d.F.: Quelle a été votre motivation à poser votre candidature en tant que directrice de la MdlF?
K.J.: Malgré le potentiel certain de mon poste à
WBI, j'aspirais vivement au travail d'équipe, à la
prise d'initiative, à la créativité, et sans
doute à davantage de liberté...
J'ai donc choisi le chemin de l'associatif. L'annonce de la Maison de
la Francité est tombée à point nommé. Une
opportunité pour moi de faire la synthèse entre
promotion du français et des cultures francophones,
éducation permanente, gestion culturelle, et ce dans le
contexte multiculturel exceptionnel de Bruxelles. Le poste semblait
taillé sur mesure!
N.d.F.: Comment percevez-vous le rôle de la MdlF à Bruxelles?
K.J.: Depuis sa création en 1976, le rôle de la
MdlF a évolué parallèlement aux défis de
notre société. Il s'agissait au départ de se
positionner par rapport à la langue flamande, pour ensuite
progressivement lutter contre l'anglomanie.
En 2011, les administrateurs de la MdlF ont redéfini notre
double mission de "promotion de la langue française et de la
francophonie internationale".
Nous sommes donc passés d'une politique défensive
à une politique de promotion auprès du plus grand
nombre. Le but est de faciliter l'accès à
l'apprentissage et à la maitrise du français à
tout un chacun. Mais aussi de valoriser les cultures francophones
dans le monde et plus particulièrement à Bruxelles,
dans le respect de la diversité culturelle.
N.d.F.: La MDF c'est aussi un magnifique bâtiment?
K.J.: Oui, effectivement. Le 21 mars, nous avons officiellement ouvert à nouveau au public l'hôtel Hèle, l'un des trois bâtiments du complexe de la MdlF. Après 6 années de restauration exceptionnelle, nous avons repris possession des espaces somptueux de cette maison de maitre néoclassique datant de 1850, modernisée en 1895 par l'architecte Léon Govaerts et entièrement décorée par le peintre Privat-Livemont. Ce bâtiment constitue un témoin précieux de l'éclectisme bourgeois propre à la fin du 19e siècle, entre classicisme et Art nouveau. Un véritable vestige au cur de ce qui est devenu le quartier européen.
N.d.F.: Quelles activités la Maison de la Francité propose-t-elle?
K.J.: Tout d'abord, nous assurons des services : la mise
à disposition en ligne d'un répertoire bilingue de
formations en français et alphabétisation; une
permanence "SOS langage" d'assistance linguistique assurée par
deux linguistes; la mise en ligne d'un lexique
anglais-français reprenant les équivalents
français des anglicismes déconseillés; le
prêt d'une vaste collection de jeux de langage aux
écoles et associations, comprenant notamment une section
français langue étrangère et
alphabétisation.
En mars, une nouvelle bibliothèque commune aux associations
résidentes de la MdlF a été créée
pour constituer, en partenariat avec l'ONG Coopération
Education Culture, un fonds francophone multidisciplinaire
spécialisé.
A côté de ces services, nous offrons aussi des
formations. Principalement, dans le domaine de l'apprentissage non
formel de la langue. Nous proposons, par exemple, des stages de prise
de parole en public, des Tables de conversation, des exercices
ludiques en ligne sur les subtilités de la langue
française ou des ateliers d'écriture
thématiques.
A l'occasion de la réouverture officielle de l'hôtel
Hèle et dans le contexte de la Semaine de la la langue
française et de la francophonie, la Maison de la
Francité a fait redécouvrir ses locaux et
activités au cours d'une semaine Portes ouvertes, en mars.
Nous organisons aussi une série d'évènements
réguliers: une exposition annuelle interactive "Jeux de
langage" mettant à la disposition du public de plus de 300
pièces de notre vaste collection et un concours annuel de
textes. Dans le cadre de ce concours, des ateliers d'écriture
sont actuellement organisés dans des classes du réseau
d'enseignement différencié. Nous publions aussi un
recueil des meilleurs textes.
Parallèlement à ces événements annuels,
nous proposerons dorénavant une programmation trimestrielle
thématique, avec en alternance: expositions, projections,
conférences, lectures, ateliers, soirées-contes,
etc.
Et puis, nous publions trimestriellement notre revue
"Francité" qui fait écho à l'actualité
francophone, aux objectifs pédagogiques de nos
activités et propose des thèmes de réflexion en
lien avec nos actualités ou la francité.
En complément à la revue, nous avons aussi un site
Internet, régulièrement alimenté par nos
actualités et celles de nos partenaires. Et, il ne faut pas
oublier notre page Facebook, qui propose un espace d'interaction et
de dialogue avec notre public. Il est possible de s'abonner
gratuitement en ligne à notre revue tout comme à notre
infolettre pour être tenu informé de nos
activités.
N.d.F.: Comment voyez-vous l'évolution de la place du français à Bruxelles et à l'international face au "tout à l'anglais"?
K.J.: Nous évoluons dans une société
multilingue par excellence. C'est une des grandes richesses de
l'Europe et de notre ville. La MdlF se consacre à une
promotion active de la langue française mais dans le respect
de la diversité. Le défi actuel est de créer un
ancrage linguistique, culturel et social en français
auprès des personnes s'intégrant dans notre
société.
A ce niveau, la négligence et la passivité des acteurs
de langue française au sein des institutions internationales
et en particulier européennes me semblent tout à fait
regrettables. Les engagements institutionnels francophones en ce sens
restent, sans doute par conformisme ou pragmatisme, des vux
pieux au quotidien. Mais ce combat important ne s'inscrit pas
vraiment dans les missions de la MdlF. Notre défi est
davantage celui de l'intégration linguistique et de
l'accès à la maitrise du français. Il est
colossal...
N.d.F.: La NV-A prépare "un plan acceptable pour l'avenir de Bruxelles", la MdlF compte-elle prendre part au débat pour défendre le caractère francophone de Bruxelles?
K.J.: Nous agirons par une action au quotidien au service des
habitants de l'ensemble des 19 communes. De différentes
manières: en amenant les non-francophones à faire le
choix du français, en donnant des outils concrets en faveur de
la maitrise de notre langue par le plus grand nombre de nos
concitoyens, en veillant au respect de l'usage du français
dans les espaces publics et dans les médias, en sensibilisant
à l'importance de la culture de notre langue et à son
potentiel international.
Toute multilingue qu'elle soit, Bruxelles reste une région
majoritairement francophone.
Lutter à son niveau et avec ses moyens contre l'effritement de
la connaissance et de la maitrise du française et veiller au
respect de son utilisation, c'est une manière concrète
pour la Maison de la Francité d'uvrer au renforcement de
l'identité francophone de la Région bruxelloise. En la
défendant comme Région à part entière et
élargie à sa périphérie.
Le modèle bruxellois du dialogue peut
précisément être utilisé pour aborder les
problèmes communautaires en Belgique en vue d'aboutir à
une solution équilibrée, respectueuse des
différentes communautés et des droits de tous les
citoyens bruxellois.
propos recueillis par
Anne-Françoise COUNET