Nouvelles de Flandre
Philippe Dutilleul, réalisateur de "Bye Bye Belgium"


Il y a six ans déjà, la RTBF diffusait "Bye Bye Belgium", le docu-fiction qui avait fortement secoué toute la Belgique. Philippe Dutilleul relate l'élaboration de son émission et livre ses impressions suite aux multiples rencontres effectuées pendant plus de 18 mois de tournage.

N.d.F.: Racontez-nous d'abord votre parcours personnel...

Je me considère comme un francophone de Belgique. Je suis né à Antoing, dans le bassin carrier, une ville ouvrière très "rouge". Dans une famille chrétienne. Je suis un pur produit de l'enseignement libre tout en étant laïc. Tout un paradoxe... J'ai étudié le journalisme à Tournai à l'IHECS. Après mes études, avec d'autres copains qui n'avaient pas trouvé de boulot tout de suite, nous avons créé un mensuel "l'Oreille". Une façon pour nous de se rebiffer contre les dérives de la presse régionale. Nous étions, en quelque sorte, les correspondants locaux pour l'agence de presse "Libération", l'ancêtre du journal actuel.
Je suis entré aux mutualités socialistes, bien que n'étant pas de cette couleur politique. Pendant trois ans, j'ai fait de l'éducation permanente et me suis occupé des sujets de société pour le magazine "Femmes prévoyantes". En 81, j'ai été engagé à la RTBF à Mons, ayant réussi l'examen d'entrée en sortant de l'IHECS pour présenter les bulletins d'information, à la radio. En parallèle, je faisais aussi des reportages régionaux pour la chaine nationale. A partir de 89, j'ai rejoint la section "enquête et reportage". J'ai travaillé essentiellement pour le magazine "Strip-Tease" qui est devenu "Tout ça ne nous rendra pas le Congo". J'ai fait plusieurs reportages pour "Au nom de la loi" et "Devoir d'enquêtes". Toute cette période a été entrecoupée par la réalisation de trois documentaires sur les dérèglements climatiques, coproduits avec France 2.

N.d.F.: "Bye Bye Belgium", c'était une idée à vous?

Oui, tout à fait. Je revendique totalement la conception de l'émission. L'idée était très simple. Pour moi, les problèmes communautaires devenaient de plus en plus pesants. En tant que journaliste, j'assistais au délitement du pays. Or, cela ne semblait pas inquiéter beaucoup de monde. J'ai voulu aussi porter la réflexion au niveau des médias: que faire et comment faire pour traiter un sujet de façon efficace? L'idée m'est venue d'imaginer la première heure de la fin de la Belgique puis de faire un faux-vrai journal télévisé.
Nous avons imaginé un scénario basé sur les causes et les conséquences de cette fin de notre pays. En plus, en filigrane, nous avons voulu que cette réflexion porte aussi sur deux interrogations. D'une part, sur la frontière entre réalité et fiction et d'autre part sur l'esprit critique des téléspectateurs par rapport aux médias.

N.d.F.: Diverses personnalités ont dû être impliquées dans l'émission?

On a rencontré pas mal de personnalités politiques en leur demandant d'imaginer quelle serait leur réaction si la Belgique éclatait? Ceux qui ont accepté ont dû garder la plus grande discrétion. Tous ont joué le jeu. Bien entendu, on n'a pas pris des personnages de premier plan comme le premier ministre qui n'aurait pas pu jouer son rôle. Plusieurs ont participé comme Herman De Croo, José Happart, Olivier Maingain, des juristes, des artistes, des personnalités du monde économique.

N.d.F.: Et du côté flamand?

Il y a cette séquence qui reste très prémonitoire où on a réussi à rassembler une série de nationalistes, dans un restaurant à Anvers. Ils ont été d'accord de participer à un repas comme ils le faisaient régulièrement, d'ailleurs, mais pas ensemble. Ce n'était donc pas tout à fait une fiction. Il y avait Filip de Winter, Jean-Marie Dedecker et Bart De Wever, notamment, qui n'était pas encore connu à cette époque. Tout le monde était au courant de ce que nous préparions même si bien entendu nous n'avons pas révélé les détails de la réalisation.

N.d.F.: Quelles ont été les réactions après la diffusion?

Dans un premier temps, nous avons eu beaucoup de réactions négatives parce que les gens étaient choqués. Surtout, parce qu'ils avaient cru au scénario, plus ou moins longtemps. Puis au fur et à mesure de la soirée et des jours suivants, l'effet inverse s'est produit. Les gens ont trouvé qu'on avait eu raison. Une pétition, à l'initiative de simples citoyens qui a recueilli plus de 70.000 signatures (ce qui est énorme à l'échelle de la Belgique) a joué en notre faveur. Certains politiques nous ont soutenus, d'autres pas. Nous n'avons eu aucun problème de type juridique même si nous avons eu à répondre devant le Conseil d'administration de la RTBF, le CSA (Conseil de l'audiovisuel) et la commission ad hoc du parlement de la Communauté française. Jean-Paul Philippot, l'administrateur-général de notre chaine, a été critiqué et a même cru qu'il devrait démissionner alors qu'aujourd'hui on le félicite d'avoir osé ce genre d'émission. Pour une fois, la RTBF n'a pas été une télévision d'Etat.

N.d.F.: Cette émission a-t-elle eu une incidence sur votre carrière professionnelle?

Difficile à dire. C'est clair que ce genre d'émission ne m'a pas fait progresser dans la hiérarchie même si j'avais le soutien de la direction. En tous cas, j'ai toujours pu mener à bien mes projets à la RTBF et on m'a laissé une paix royale. Mais je n'ai jamais eu de visée hiérarchique. On dit souvent: "A la RTBF, ou on fait carrière ou on fait son métier". Moi j'ai toujours choisi de faire mon métier.

N.d.F.: A refaire, vous recommenceriez?

Sans aucun doute. Je changerais peut-être certaines choses comme de signaler de façon plus claire qu'il s'agit d'une fiction. Il y a eu des aspects critiquables mais nous avons eu raison de faire cette émission. Par la suite, les faits l'ont montré. La Belgique devient un pays extrêmement fragile. S'il n'y avait pas Bruxelles, le pays n'existerait plus, à l'instar de la Tchécoslovaquie.

N.d.F.: Pour l'émission, vous avez rencontré des francophones de Flandre?

Avant de préparer l'émission, je pensais que les problèmes linguistiques étaient uniquement dus aux objectifs électoralistes des hommes politiques. Or, sur le terrain je me suis rendu compte que le phénomène était bien plus profond. J'ai réellement pu appréhender la force du mouvement nationaliste flamand. A Anvers, à Gand... on m'a raconté que certaines associations culturelles francophones ne pouvaient pas se réunir dans des lieux publics, qu'il ne pouvait plus y avoir d'homélie en français dans les églises, etc. Cela m'a fort frappé. Le nationalisme n'est pas majoritaire en Flandre mais il irrigue toute la société que ce soit au niveau des universités, des écoles, des syndicats, du patronat, etc.

N.d.F.: Pensez-vous que les francophones de Flandre obtiendront gain de cause?

Je n'en sais rien. On constate une radicalisation du sentiment flamand. On peut se poser la question de savoir si les Francophones ne seraient pas mieux protégés dans une Flandre très autonome voire indépendante. Pour ma part, je suis devenu de plus en plus francophile depuis Bye Bye Belgium, grâce à la rencontre de francophones de Flandre qui protègent leur langue et leur culture. Il faut être fier de ses racines et les défendre, sans aucune agressivité bien entendu.
Je me pose une autre question. Est-ce que ce pays doit continuer à fonctionner par défaut? Est-il normal, en période de crise qui réclame des solutions drastiques et sérieuses, qu'on mette des mois pour résoudre des problèmes? Ne serait-on pas avec les Flamands, meilleurs voisins que cohabitants? Il faut dépassionner le débat et se poser les vraies questions. Les politiciens manquent de courage et s'appuient sur des clichés. Sortons de ce dualisme qui place les Flamands comme des flamingants et les Francophones comme des belgicains. Jouer sur ces deux sentiments antagonistes de chaque côté de la frontière linguistique mène à la catastrophe. Il faut une révolution des mentalités et des mœurs politiques. Mais je doute que cela arrive un jour. En tous cas, à court terme.

N.d.F.: Vous avez d'autres projets?

Après 31 ans, je quitte la RTBF et prends ma préretraite. Sans regrets et sans amertume. Le style a changé, les émissions aussi. La forme a pris le pas sur le fond. Je trouve que la télévision n'est jamais meilleure que quand elle procure du plaisir avec intelligence. Mais cette évolution concerne l'ensemble des chaînes publiques, pas que la RTBF, qui suit le mouvement. Je ne me retrouve plus dans cette évolution des médias. Mais j'ai beaucoup de projets. Je travaille encore sur un documentaire sur les médias et la manipulation, la limite entre réalité et fiction. Je prépare aussi un ouvrage sur la Belgique pour les éditions du Moment à Paris, dans leur collection "Ils sont fous ces...". Tout un programme.

propos recueillis par
Anne-Françoise COUNET


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