Nouvelles de Flandre
La Flandre aux origines de la francophonie

A l'heure où les francophones du monde entier fêtent la francophonie - sans arrogance, mais avec la gourmandise des amoureux de leur langue et dans le respect et la curiosité de l'altérité de celle des autres -, il est bon de se remémorer l'origine du mot, en son contexte et en son créateur.

La plupart des francophones ont eu à savoir que le mot "francophones" (au pluriel, dans sa première apparition) est attesté pour la première fois sous la plume du géographe français Onésime Reclus, en 1880, dans son ouvrage "France, Algérie et colonies"*.

Onésime Reclus n'émerge pas de nulle part. Il fait partie de l'exceptionnelle fratrie Reclus, qui compte Elie Reclus (anthropologue respecté, chroniqueur et directeur de la Biblio- thèque nationale), Elisée Reclus (immense géographe et non moins théoricien de l'anarchie), Armand Reclus (co-concepteur du canal de Panama) et Paul (chirurgien réputé et précurseur dans l'usage analgésique des opiacés), tous largement impliqués - fusil à la main, souvent - dans les tragiques évènements de la Commune de Paris, cette révolution avortée, parce que réprimée dans le sang.

Onésime, comme son frère Elisée, s'emploie à décrire géographiquement la France, voire le monde, dans une langue ciselée - il faut, durant sept cents pages, faire preuve d'une rare maîtrise et d'une certaine élégance littéraire pour décrire des éléments physiques, souvent répétitifs, avec variété - dans un style d'emphase, qui ajoute à la glorification des paysages et climats de France, mais aussi à la précision dans la description de ceux plus exotiques.

Ecrivant en 1880, il élargit son propos à l'Empire colonial français, qu'il dépeint avec la rigueur du scientifique. Mais, sous l'influence de son frère Elisée, lui-même marqué par l'enseignement du géographe allemand Karl Ritter, Onésime Reclus s'intéresse à l'espace, non seulement physique, mais culturel, et finalement linguistique, reprenant à son compte la maxime latine: lingua gentem facit.

Le chapitre VI de son ouvrage s'attache à dénombrer les francophones, Onésime Reclus découpant le monde - perspective infiniment moderne pour l'époque - en espaces culturels, fondé plus sur la langue que sur la religion et a fortiori sur la race, concept très en vogue qu'il taille littéralement en pièces.

Dans cet exercice pointilleux, qui fournit un émouvant cliché de la situation linguistique de l'espace francophone de cette fin du XIXème siècle, tant en Afrique et dans l'Océan indien, qu'en Amérique du Nord, en Asie ou en Europe, il arrête son regard aiguisé sur la Belgique, en sa singularité et en sa diversité linguistique. Peu de gens connaissent ces lignes, et a fortiori peu de Belges, Onésime Reclus ayant moins connu le succès que son frère Elisée, dont la contribution scientifique et politique continue à être estimée majeure aujourd'hui encore.

Toujours est-il, qu'il écrit alors, tout à sa description fine du contexte: "Dans la Belgique wallonne ou Belgique française, qui tient le midi du royaume, la montagne par opposition à la Belgique flamande, qui comprend les plaines du Nord, sur l'Escaut, le rivage de la mer, et le long de la frontière hollandaise. La ligne de divorce entre le wallon, dialecte français, et le flamand, dialecte bas allemand, à peu près identique au hollandais, passe à quelque distance au midi de Bruxelles: toutefois, beaucoup de Bruxellois ne parlent que le français, et tout le monde le comprend dans cette ville et dans ses faubourgs : surtout dans ceux qui touchent le haut Bruxelles, comme Elsene, Schaarbeck et Saint-Josse-ten-Node."

Il ajoute quelques lignes plus bas &endash; et sa précision ne manque pas aujourd'hui encore d'intérêt - : "(...) aussi n'y-a-t-il guère que 2.300.000 Wallons sur près de 5 mil- lions et demi de Belges. Par contre, très peu de Wallons parlent flamand tandis que 300.000 à 350.000 hommes de langue flamande et 20.000 de langue allemande, parlent français."

Et, c'est dans le syntagme de phrase suivant, étrange, inattendu, savoureux dans la situation belge sensible que l'on sait, et qui présente une touchante image d'un monde ouvrier désormais disparu, qu'il éprouve le besoin de créer le fameux néologisme: "le va-et-vient entre la Flandre flamingante et les villes industrielles de notre Flandre à nous, où des centaines de milliers de Belges s'entassent dans les usines, augmente sans cesse le nombre des Nederduitsch francophones." (p. 416)

Onésime Reclus aura l'occasion, plus loin, de définir son concept plus précisément, et chacun pourra juger en lisant ces lignes de sa tolérance linguistique et de son ouverture d'esprit, loin de tout sectarisme: " (...) nous acceptons comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue (...)." (p.422)

L'Histoire est pleine de surprises et ses retournements souvent stupéfiants : c'est bien à propos du contexte belge, et pour désigner les Flamands bilingues: néerlandophones- francophones, que fut employé pour la première fois le concept de "francophones".

La francophonie naît ainsi, non pas du désir de conquérir, mais de celui de décrire du mieux possible un contexte sociolinguistique subtil: celui belge. Preuve étant ainsi faite, si besoin en était, de ce que c'est toujours la complexité du monde, sa diversité, qui rend créatif, et non sa simplification, son appauvrissement, son uniformisation, de nature au contraire à stériliser les intelligences et à éteindre toute créativité.

D'ailleurs, et en forme de conclusion à méditer en ces temps d'intolérance, Onésime Reclus ajoutait quelques pages plus avant: "A la Royauté du français, nous devons notre colossale ignorance. Tous les hommes instruits de la Terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre ; nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et que ce qu'on veut bien nous traduire. C'est pourquoi, nous sommes en dehors du monde et dédaignés par lui.

Quand le français aura cessé d'être le lien social, la langue politique, la voix générale, nous apprendrons les idiomes devenus à leur tour " universels ", car sans doute, il y en aura plusieurs, et nous y gagnerons de la science, l'étendue d'esprit et plus d'amour pour notre français. Comme nous espérons que l'idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l'Afrique et au Canada, devant les grandes langues qui se partageront le monde, nos arrières-petits-fils auront pour devise: "aimer les autres ; adorer la sienne!". (p. 424/425)

La Francophonie comme ouverture aux autres langues et finalement aux autres tout court: il n'y a rien à ajouter à ces mots visionnaires de son inventeur.

 

Stéphane LOPEZ

* "France, Algérie et colonies" par Onésime Reclus, Hachette, 1880


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