La bonne maitrise de notre langue, on le sait en Belgique, n'est pas l'apanage des seuls Français. Pas question d'être complexés par rapport à nos voisins. La preuve? L'auteur de la grammaire qui fait référence est un Belge. André Goosse nous parle de sa passion.
N.d.F.: Comment vous êtes-vous intéressé à la grammaire?
J'étais un bon élève, notamment en français. Mais l'intérêt est devenu passion en classe de poésie, et un peu par hasard. J'avais acheté le livre du Père Joseph Deharveng "Corrigeons-nous", et j'ai été séduit parce que cela correspondait à une certaine attente. Je trouvais qu'on enseignait certaines règles qui ne correspondaient pas à ce que je lisais ou j'entendais. Deharveng montrait, par ses lectures, que ce que l'Académie condamne était souvent utilisé par tous les grands écrivains. Donc l'usage n'est pas en corrélation avec les règles imposées. Par exemple, on entend souvent l'expression "celui venu par ses propres moyens...". Or la grammaire officielle enseigne que celui ne peut pas être directement suivi d'un participe passé. On doit dire "celui qui est venu...". J'ai commencé à cette époque, dans mes lectures ou mes observations, à prendre des notes sur les usages de la langue. Cela fait donc pas loin de 70 ans.
N.d.F.: Cet attrait pour la langue, c'est une aptitude personnelle ou une tradition familiale?
Oui et non. Mon père était receveur des contributions, profession qui n'a pas grand-chose à voir avec la langue, mais il écrivait facilement et publiait notamment des articles dans des journaux locaux - rédaction à laquelle il m'a fait collaborer très tôt. Il avait une belle bibliothèque (notamment de littérature wallonne), que j'ai explorée systématiquement. Après mes études secondaires, je me suis tourné naturellement vers la philologie romane.
N.d.F.: Vous êtes parti à Louvain?
J'ai malheureusement perdu mes parents à 18 ans, lors de
l'offensive von Rundstedt. Notre maison a été
entièrement détruite, mais, par un hasard
extraordinaire, j'ai retrouvé le grand Larousse en six
volumes, dans lequel j'avais pris des notes; il se trouvait sur une
étagère restée debout malgré les
bombes.
Mes parents sous-louaient une partie de notre maison à un
couple de la région bruxelloise. De très bons liens
d'amitié se sont noués avec ces locataires. Lorsque je
me suis retrouvé seul, ces personnes, avec lesquels je n'avais
aucun lien de parenté, m'ont accueilli, pour ainsi dire, comme
leur fils. Je suis donc parti chez eux à Tervuren. À
cause des évènements, je ne suis pas entré
à l'université directement. J'ai travaillé,
pendant quelques mois, comme employé à l'administration
communale de Schaerbeek, au service des finances. Cela m'a appris
énormément de choses dont je n'avais pas idée,
moi le petit provincial un peu naïf.
N.d.F.: À l'université, vous avez réussi à concrétiser votre passion?
J'ai commencé mes études à Louvain en
novembre 1945 lors de la rentrée académique,
retardée par les événements de la fin de la
guerre. La plupart des cours m'ont vivement intéressé.
Mais je n'étais pas un simple auditeur: je posais des
questions et je discutais parfois. Le professeur Hanse, par exemple,
un jour, s'est énervé et il a dit pour clore le
débat: "D'ailleurs, vous n'avez pas le sens de la langue."
Cela l'a fait rire quand je le lui ai rappelé plus tard.
Comme j'avais un esprit un peu systématique, j'ai voulu
élargir mes connaissances vers le passé. J'ai
consacré mon mémoire de licence au Moyen ge, à
un chroniqueur liégeois du XIVe siècle, Jean
d'Outremeuse. J'y ai retrouvé en partie le dialecte de la
région de Liège, autre complément important:
pour bien connaitre une langue, il faut connaitre son passé,
ainsi que ses variations dans l'espace.
Un hasard doublement heureux a fait que, dans cette première
candidature en philologie romane, se trouvait
Marie-Thérèse Grevisse. Je connaissais le renom de
Grevisse depuis mes années de collège: je
m'étais procuré sa petite grammaire dès cette
époque et j'ai acheté en 1946 Le bon usage, que j'ai lu
avec passion puisqu'il était tout à fait dans la ligne
de Deharveng et de mes propres réflexions. Sur des
problèmes particuliers, j'utilisais sa fille en tant
qu'intermédiaire pour poser des questions à son
père. Peu à peu, Marie-Thérèse et moi,
nous avons élargi nos sujets de conversation et, un jour, elle
a annoncé à son père qu'elle était
fiancée à un certain André Goosse.
N.d.F.: Votre carrière ensuite s'est faite à l'UCL?
J'ai notamment enseigné dans le secondaire tout en
préparant un doctorat sur ce même auteur. J'ai aussi
donné un cours de folklore à l'Institut
d'éducation physique. Ce qui rentrait bien dans mes
recherches. Après avoir présenté mon doctorat
avec succès, je suis entré à l'UCL comme
assistant, puis, l'année suivante, comme chargé de
cours, etc.
J'ai vécu le déménagement de Louvain vers
Louvain-la-Neuve et de tout près le "Walen buiten". En 1966,
il y avait un petit frémissement que personne ne prenait au
sérieux. Le souhait de notre départ se
concrétisait cependant dans l'ombre. C'est alors que j'ai
publié dans La Cité un article intitulé
L'Université de Louvain en péril; cela a
été très mal reçu par le recteur, qui m'a
admonesté en me disant que l'entente était parfaite
à l'Université. Brusquement, tout s'est
précipité: un certain nombre de collègues
flamands ont changé d'attitude; puis il y a eu des
manifestations de rues et des grèves d'étudiants. Un
jour, des étudiants flamands sont entrés dans la salle
où je faisais mon cours, m'ont interpelé, puis ils ont
arrosé mes étudiants avec des extincteurs et nous avons
dû battre en retraite. Ce souvenir est difficile à
oublier.
N.d.F.: Et votre collaboration au "Bon Usage", la grammaire de Grevisse?
Mes relations avec Grevisse ont été très
difficiles au début. Grevisse estimait que sa fille ne devait
pas se fiancer avec un inconnu sans parents, sans argent, alors qu'il
y avait des candidats plus sérieux dans le voisinage. Il est
d'ailleurs allé faire une enquête sur moi à
Houffalize. Détail curieux: une religieuse qui avait
été mon institutrice maternelle aurait dit que
j'étais le plus gentil petit garçon qu'elle ait
connu.
Marie-Thérèse a tenu bon, et j'ai donc
été reçu chez mes futurs beaux-parents, quoique
avec froideur. Un jour, Grevisse m'a dit: "Vous êtes bon en
grammaire, mais vous faites des solécismes* en conduite."
(*NDLR : un solécisme est une faute de langue). Nous
étions pourtant très sages &endash;mais vous
n'êtes pas obligée de me croire...
Heureusement, après notre mariage, la réconciliation
s'est faite rapidement et parfaitement. Grevisse m'a
considéré comme le seul avec qui il pouvait parler de
ce qui l'intéressait exclusivement, la grammaire. Après
la mort de sa femme et le mariage de son autre fille, tous les ans il
nous a accompagnés en vacances, nous et nos enfants.
N.d.F.: Grevisse vous a considéré comme son successeur?
Il tenait une chronique de langage dans La libre Belgique,
où il a demandé que je le remplace quand cette
tâche a cessé de lui plaire. C'était bien la
preuve de son estime. J'ai écrit plus de 450 articles, dont
une partie a été éditée par Duculot. Une
autre partie va être publiée par l'Académie
très prochainement; je suis flatté que des
collègues plus jeunes aient trouvé intéressant
de sortir ces articles de l'oubli.
Grevisse m'a désigné, tout à fait
officiellement, comme son "dauphin" (c'est le mot qu'il employait)
lorsqu'il a participé à l'émission "Apostrophes"
de Bernard Pivot. Le journaliste était venu passer une
journée chez lui pour enregistrer son émission, qui
n'est passée sur antenne qu'après quelques mois.
Entretemps, Grevisse est décédé. C'est donc,
lors de la diffusion de cette émission, par une voix
d'outre-tombe, que j'ai appris qu'il faisait de moi publiquement son
continuateur. À la question de Pivot: "Et Le bon usage
après vous?" Il a répondu: "Mon gendre connait le
domaine et partage mes idées; il me succèdera."
N.d.F.: Vous avez fait partie d'instances de renom?
Je fais partie du Conseil international de la langue française depuis sa naissance, et Joseph Hanse a demandé que je lui succède comme président. Je suis entré en 1976 à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et j'en ai été le secrétaire perpétuel de 1996 à 2001. D'autre part, quand Michel Rocard a créé à Paris le nouveau Conseil de la langue française, il a voulu qu'il y ait un Belge, un Suisse et un Québécois; j'ai été choisi pour la Belgique. Notre tâche était de simplifier l'orthographe. J'ai participé activement au projet, qui a été approuvé par l'Académie française, sauf pour le pluriel de cent. Le Président de République a contesté un autre changement: grâce à lui, la finale de groseillier a gardé son "i".
N.d.F.: Que pensez-vous des particularités, des belgicismes?
Je me considère comme un observateur qui décrit.
J'ai fait des fiches sur de nombreux mots, à partir des
dictionnaires et surtout des textes d'auteurs, du Moyen ge à
nos jours. J'ai fait des enquêtes parmi mes étudiants.
J'écoute aussi, notamment en France, où j'ai beaucoup
voyagé. Lorsque j'entends quelqu'un utiliser un mot
particulier qui passe pour un belgicisme, je demande à cette
personne d'où elle vient pour être certain qu'elle n'est
pas d'origine belge. Je fais des observations analogues chez les
écrivains de France. Je peux donc conclure que tel mot
enregistré dans des listes de belgicismes même
récentes n'est pas un belgicisme.
J'ai des centaines de fiches lexicales rangées par ordre
alphabétique et tout autant de fiches avec des
phénomènes grammaticaux, tout cela portant sur les
emplois observés dans l'écrit et dans l'oral. Ma
conception est d'éviter le mot faute et surtout le
mépris. Je dis à mes lecteurs que tel emploi (mot ou
construction) est rare ou fréquent, régional,
archaïque, néologique, familier, vulgaire,
emprunté à l'anglais, etc. Au lecteur de décider
s'il emploie ce mot ou ce tour et dans quelles circonstances.
N.d.F.: Que va devenir ce fichier?
C'est un problème: mes fils ne s'occupent pas de grammaire, ni ma belle-fille; les autres descendants de Maurice Grevisse non plus. La solution n'est pas simple. Il faut garder au "Bon Usage" son originalité: l'observation du fonctionnement de la langue par rapport à la norme. Il y a d'autres grammaires tout à fait estimables, mais Le "Bon Usage" n'a pas d'équivalent (même pour d'autres langues, me dit-on). Je vis au jour le jour. On verra...
Nous devons nous arrêter là, à contrecur, tant notre interlocuteur est intarissable quand il s'agit d'expliquer les points de grammaire ou de vocabulaire qu'il a observés et analysés. Cet érudit de la langue était le plus gentil petit garçon de maternelle. Il est, sans nul doute, devenu le plus gentil grammairien et d'une simplicité sans borne. Son soutien, dès le tout début, pour notre action de promotion de la langue française en Flandre, nous va droit au cur...
Propos recueillis par Anne-Françoise COUNET