Nouvelles de Flandre
Littérature francophone en Flandre
Troisième partie : Le coin de sol où je suis né
Verhaeren, Gevers, Hellens

Le Symbolisme belge entraîne un engouement pour Bruxelles et pour l'inspiration venant de Flandre qui durera jusqu'à l'Art Nouveau et l'Interbellum. Mais il n'y a pas que le Symbolisme...

La deuxième moitié du XIXe siècle est également marquée par Emile Verhaeren (1855-1916), l'interprète de la vie moderne des villes et des campagnes à l'apogée de la première industrialisation européenne. Personnalité extatique, force de la nature, d'une productivité étonnante, aimé et fêté jusqu'aux confins de Russie, Emile Verhaeren est né à Saint-Amand sur l'Escaut et décédé accidentellement à Rouen lors d'un voyage en 1916.

J'aime violemment le coin de sol où je suis né, répéta-t-il dans sa poésie. Il fit ses études moyennes à Gand et le Droit à Louvain, y créa la revue La Semaine des Etudiants et devint un des principaux collaborateurs de La Jeune Belgique. Son premier recueil, Les Flamandes (1883) fut, jugé trop naturaliste. Un siècle plus tard, le lecteur y découvre les accents de Jacques Brel. Deux autres recueils de poésie reflètent une crise d'adolescence due à l'obsession de la mort, Les soirs (1888) et Les débâcles (1888). Mais dans Les apparus dans les chemins (1891) apparaît l'espoir en l'avenir, et à partir de ce moment, la poésie de Verhaeren est celle de l'ardeur. Les villes tentaculaires (1895) séduisit par son modernisme toutes les grandes nations de l'époque. L'industrie étrangle les villes, affirme Verhaeren, mais le ton répond à l'enthousiasme belge, la Belgique étant à l'époque la première force économique du continent européen, suivant de très près la Grande Bretagne.

Un homme nouveau se lèvera-t-il? La foi humanitaire est plus forte que la crainte. Comme Hugo vingt ans auparavant, Verhaeren va ouvrir l'éventail de la vie, campagnes et villes, pauvreté et joie de vivre, jeunesse et vieillesse, sagesse, philosophie, douleur. Les titres de ses recueils l'annoncent: Les visages de la vie (1899), Les forces tumultueuses (1901), Les multiples splendeurs (1906). Quant à sa poésie intime, elle célèbre l'amour aux différents âges de la vie: Les heures claires (1896), Les heures d'après-midi (1905), Les heures du soir (1911).

La prose de Verhaeren est moins célèbre. La Belgique lui doit cependant une dette considérable: grâce à ses 3 tomes Impressions sur l'art et la littérature, les artistes et les écrivains, et ses 5 tomes Toute la Flandre, Verhaeren fit connaître la Flandre dans tous les pays qui l'avaient accueilli comme grand poète du temps nouveau. Il nous fit connaître en Allemagne, en Angleterre, en Scandinavie et en Russie. La France le jugea trop sauvage et la Belgique ne le fêta que lorsqu'il fut reconnu partout ailleurs.

Après ce long aperçu de la poésie, qui à l'époque était considérée comme un art majeur, voyons nos romanciers, contemporains ou successeurs de Charles de Coster. Le premier, très prolifique et très aimé, fut Georges Eekhoud (1854-1927), Anversois, contemporain de Camille Lemonnier et Charles De Coster, amoureux de sa ville et du passé. Dans son roman La nouvelle Carthage, l'auteur donne d'Anvers une image unique.

Le livre est recommandé aux lecteurs qui goûtent encore les romanciers français du XIXe siècle. Dans Les voyous de velours, c'est l'anarchie du sous-prolétariat des Marolles bruxelloises qu'on retrouve. Ces Marolles étaient encore complètement flamandes. D'autres romans sont inspirés par le goût du passé romantique, l'héroïsme des uns, le courage du peuple. La prose d'Eekhoud n'est pas plus vieillie que celle des romantiques français.

Son contemporain naturaliste Camille Lemonnier (1844-1913) pourrait passer pour un Zola belge, mais il n'en a ni l'extraordinaire talent, ni le style. Très productif, connaissant à fond le folklore flamand, il demeure un témoin historique intéressant.

Deux générations plus tard, Marie Gevers, née à Missembourg près d'Anvers en 1884, y décédée en 1975 sans jamais avoir changé d'adresse, est l'écrivain par excellence. Sa prose ne pâlira jamais. Après une éducation à domicile, par une mère lettrée à l'ancienne qui parlait quatre langues et connaissait toutes les plantes, fleurs, graines des jardins et des champs, les vents, le ciel, l'Escaut et ses marées, il n'est pas étonnant que les nombreux romans et la poésie de Marie Gevers englobent un vaste territoire peuplé de Flamands dont la vie, bien qu'elle soit tributaire du hasard et des fatalités de la nature, nous est contée comme par une proche qui comprend tout. Son roman le plus réédité est celui de 1920, La Comtesse des Digues.

Ici, une "Télémaque" attend. Son milieu n'a rien de royalement grec, mais les hommes ont tous en eux ce qui fait l'angoisse et la force des femmes. La grande marée, moins connue, traite du danger de l'eau qui monte. Gabrielle est coincée dans la boutique de ses sœurs, son diplôme d'institutrice en poche. Pas moyen de partir, la grande marée de l'Escaut rompt les digues. C'est la catastrophe. La famille se réfugie dans une ferme un peu plus loin, et Gabrielle, pendant l'attente, éprouve la douleur d'aimer Raymond, que sa sœur doit épouser. Inutile de vous dire que j'aime cet auteur à l'ancienne, j'ai préfacé la réédition du livre, en poche chez Labor.

Contemporain de Marie Gevers, très différent d'elle mais grand à sa façon, Franz Hellens (1881-1972), presque oublié de nos jours, fut célèbre en son temps. Il mérite la célébrité. Créateur d'un dynamisme extraordinaire, romancier, poète, critique d'art, critique littéraire et éditeur de deux revues Signaux de France et de Belgique et Le Disque Vert, il fut en premier lieu l'auteur de contes fantastiques qui cherchent à relier à la réalité quotidienne les expériences oniriques - le rêve faisant partie de la vie, influençant la conscience et les agissements. Même ses romans Mélusine ou la robe de Saphir, commencé à Nice en 1917 (et réédité à la fin des années 1980 par Les Eperonniers à Bruxelles), ainsi que son roman biographique Le Naïf (réédité par Labor), sont, le premier titre, une série d'expériences oniriques juxtaposées, le second, une série de souvenirs. Très à l'aise dans le récit, Hellens reconstruit ses rêves, revoit leur lien avec le souvenir, et par ce fait, excelle à creuser le réel. Il aime aussi déformer ce réel, comme le fait l'imagination. De sorte que le réel devient insolite, voire inquiétant. Hellens regarde la réalité quotidienne avec des yeux différents. Quatre vers extraits de 'Miroirs conjugués' (1950), expliquent très clairement sa démarche. Hellens regarde une goutte d'eau, et s'exclame:

"Bois ce reflet, cette goutte,
Et lève les yeux au ciel
Vers cette vérité qui s'ajoute
A l'apparence du réel."

Pour Hellens, il s'agit de chercher l'invisible, de dépasser le réel existant pour pouvoir le prolonger dans l'imaginaire.

Bien qu'il ait lui-même écrit, à part son intelligente poésie très personnelle, d'innombrables récits et deux romans importants, il s'occupa avant tout de promouvoir d'autres auteurs encore inconnus (e.a. Maxim Gorki!) et artistes peintres pionniers de l'art moderne dans deux revues qu'il créa à Paris, Signaux de France et de Belgiqueet Le disque vert. Il avait découvert les artistes à Nice dès 1917. Le Disque Vert devint pour les chercheurs de notre temps une mine d'information, un tableau d'époque unique. Pour sa valeur historique et biographique, la revue fut rééditée en son entier par Jacques Antoine à Bruxelles.

A part Mélusine (1920) et Le Naïf, voici d'autres titres: Mémoires d'Elseneur (1954) et Réalités fantastiques (1923). La gravité succède à l'humour, la satire des défauts humains au bizarre et à l'étrange.

Pour Hellens tout est objet d'observation et d'approfondissement, trait qui rapproche de lui Suzanne Lilar, vingt ans plus tard. Elle débute en 1940. D'un autre côté, le rêve qui, dans Mélusine, prédomine chez Hellens, conditionne en grande partie le théâtre fantastique de Ghelderode (né à Ixelles en 1898, commune flamande depuis des siècles - décédé à Schaerbeek en 1962, elle aussi, à l'époque, commune flamande). Le théâtre de Ghelderode connut un succès international. De même, la science-fiction de Jean Ray, né à Gand en 1887, décédé en 1946,qui par le film tourné d'après son roman Malpetuis, exporta l'inspiration flamande bien au-delà de l'océan Atlantique.

Ghelderode fut le créateur de l'expressionnisme sur scène, Jean Ray inventa la science fiction à la mode de l'avenir. Ghelderode osa représenter la faiblesse et la bassesse de la condition humaine, résumée par des personnages complexes, d'un tragique différent de celui que l'histoire ou l'interprétation des siècles leur avaient fourni: Barrabas et Fastes d'enfer en sont des exemples frappants.

Quant à Suzanne Lilar (1901-1992), ses remarquables analyses esthétiques et portraits (auto)biographiques Le Journal de l'analogiste, Une Enfance gantoise, Le Couple attestent du même besoin qu'a l'écriture "flamande" de Hellens, de Charles De Coster, des romanciers Eekhoud et Lemonnier, de rattacher l'actualité et le vécu personnel à l'histoire culturelle de la tradition européenne. Leur message ne manque jamais de mysticisme, curieusement tributaire d'un réalisme incontestable.

Manquent dans notre aperçu: la fille de Suzanne Lilar, Françoise Mallet-Joris, qui débuta en 1950, ainsi que nos contemporains toujours actifs Eric De Kuyper, Guy Vaes et d'autres encore, dont on n'écrit pas encore l'histoire.

 

Nicole VERSCHOORE
www.nicoleverschoore.be

Cet article constitue la dernière partie d'une série de trois articles consacrés à la littérature francophone en Flandre.


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