Nouvelles de Flandre
Littérature francophone en Flandre
Deuxième partie : Le réveil du non-dit
Rodenbach, Maeterlinck, Van Lerberghe

Si Charles de Coster avait vécu 25 ans plus tard, il aurait bénéficié de l'engouement français et international pour le Symbolisme belge.

L'aîné des Symbolistes est Georges Rodenbach (1855-1998), auteur de Bruges la morte. Contrairement à ce que l'on croit, l'auteur n'a jamais été domicilié à Bruges. Il était Gantois. Il conçut le titre de son roman à Paris, Bruges bénéficiant d'une réputation bien établie. Il voulut frapper le lecteur par quelque chose de sombre, de flamand: le plat pays où le présent se perd dans le passé, lui-même se confondant avec la nuit des temps. La prose de Rodenbach crée des personnages dans le silence mélancolique d'un décor flou, composé d'une maison, de quelques rues, d'une vue sur le bord d'un parc ou d'un cours d'eau, ambiance qui est également celle de ses premiers recueils de vers. Leurs titres ne mentent pas: Les tristesses (1879), - Le règne du silence (1891), titres d'ailleurs symptomatiques, résumant l'amalgame psychologique entre vie intérieure et entourage. - Le voyage dans les yeux (1893), ou encore - Les vies encloses (1896) et - Le miroir du ciel natal (1898). Bruges la morte a été filmé, on en a fait un opéra. L'histoire est magique et réelle en même temps : après la mort de sa femme bien-aimée, l'homme vit comme dans un rêve, et ce rêve prend tant de place qu'à la fin, il croit la reconnaître dans une nouvelle femme qui, inévitablement, le déçoit et provoque sa perte. Le rêve et la réalité ne font qu'un, comme dans les tableaux de Bruegel et de Bosch. Bientôt, à la génération suivante, - j'anticipe - le rêve va devenir prédominant chez Franz Hellens, dans son roman, Mélusine, et plus loin encore, conditionner le théâtre fantastique de Ghelderode et la science-fiction de Jean Ray dans Malpertuis.

Jeune docteur en droit, Rodenbach fut envoyé à Paris par son père. Aux funérailles de Victor Hugo en 1885, il y représenta La jeune Belgique et se lia d'amitié avec les poètes du Cercle des post-Parnassiens. Il y introduisit ses concitoyens Grégoire le Roy, Charles Van Lerberghe et Maurice Maeterlinck. A la même époque, le groupe créa une nouvelle revue, La (célèbre) Pléiade (1886). Le fait est - avouons-le - assez réjouissant de constater la présence des Flamands francophones à Paris, à la naissance de La Pléiade. La poésie des symbolistes voulait traduire la musique de l'âme, les ambiances, les émotions qui échappaient à l'analyse. Ils suggéraient des visions, des évènements intérieurs. Le ton était mythique, tragique mais aussi céleste, parfois paradisiaque. Car seule la poésie pouvait être heureuse. Le fond de la conscience demeurait pessimiste : l'individu n'était que la proie du sort, totalement impuissant. La beauté, par contre, générait la joie. La beauté devait donc être célébrée. L'amour aussi. L'homme avait été conçu pour créer de la beauté et découvrir l'amour. Il fallait chanter le bonheur que prodiguait ce pouvoir. Le langage poétique était avant tout rythme, images, couleur, sonorité.

Ce dualisme de bonheur et de mélancolie est également typique sur scène. Les deux premières pièces de Maeterlinck, La princesse Maleine (1889) et Pelléas et Mélisande (1892), ainsi que Les Flaireurs (1889) de Van Lerberghe furent à Paris les grands succès de la saison. La critique forgea le terme de "réalisme fantastique".

Cette année, le Timefestival de Gand organisa une semaine Maurice Maeterlinck. L'intérêt suscité pour l'auteur francophone de Flandre n'a étonné personne. Depuis plusieurs années, la francophonie gantoise de la fin du XIXe siècle et du début du XXe occupe une place non négligeable dans la recherche universitaire et aux archives. Au théâtre Minard, on joua Les Aveugles, pièce renversante, qu'une fois vue, personne ne pourra oublier. "The Blind is like nothing you've ever seen before" écrivit The Guardian à Londres. Maeterlinck est bien plus connu à l'étranger que chez nous. Dans tous les théâtres et salles de Gand, le fait sembla confirmé. Le metteur en scène des Aveugles, le Canadien Denis Marleau, projetta dans le noir douze visages qui, comme des aveugles, parlent droit devant eux sans contact oculaire avec le public. Un curé les guide pour une promenade au bois, puis disparaît. Les aveugles attendent son retour, ignorant qu'il a eu un accident mortel. Les questions qu'ils se posent et la constatation de leur abandon évoluent vers l'issue fatale de leur situation - et de la pièce. Elles révèlent un Maeterlinck grandiose analyste de sensations, de peurs, de réflexions et, par conséquent, du fond de la nature humaine qu'on pourrait appeler "instinct de survie, âme, passion". Les aveugles ignorent s'il fait jour ou nuit et sont incapables de s'aider. L'abandon est total. Sur scène, il dure 45 minutes. La pièce fut jouée en français le premier soir, en anglais le second.

Pour Pelléas et Mélisande par la Comédie de Reims qu'on put voir au grand théâtre flamand, le metteur en scène Jean-Christophe Saïs créa des coulisses et une toile de fond noires et fit apparaître sans costumes d'époque Golo, Mélisande, Pelléas et le petit garçon. Les phrases de Maeterlinck vinrent ainsi à nous à l'état pur, en tant que messages instantanés qui traduisent le vécu de la conscience, de l'émotion, de la sensation et de la pensée. L'effet est d'une beauté magique. Le spectateur découvre sur scène le Maeterlinck de sa poésie. Subitement, il comprend ce qu'a voulu faire Maeterlinck: une œuvre d'analyse et d'évocation du non-dit. Il est certain que ceux qui, de son temps, l'ont porté aux nues, ont senti ce message et la nature de son travail scénique. Aujourd'hui, c'est le mérite des étrangers - non pas des Français ni des Belges francophones - d'avoir retrouvé cette authenticité si particulière de Maeterlinck. Qu'il faille dépouiller ses pièces de leur décor fantastique ou moyenâgeux, est évident : notre époque, par le film et la télévision, est sursaturée d'images et de décors que nous prenons à la lettre. Il ne s'agit pour Maeterlinck, pas avant tout d'un amour impossible, mais de l'inaccessibilité de l'amour, de la fatalité qui pèse sur tout ce qui ne peut se faire ou meurt après n'avoir vécu qu'un instant. Tu es si belle qu'on croit que tu vas mourir, dit Pelléas. Les phrases du quotidien, implantées dans le vide, retentissent dans la vie intérieure. Ce sont des constatations sans réponses, un déballage de sensations, de questions et d'indications - simplettes ou naïves, mais non-dites. Ceci est l'essentiel. Le procédé est extrêmement moderne, il était novateur au temps de Maeterlinck. Notre auteur fut le premier à avouer l'impuissance, à en faire l'inventaire sur scène. Il refusa le naturalisme car décrire la réalité n'avait aucun sens: il fallait avoir conscience des tragédies fondamentales de caractère et de situation. Il fallait les accepter, ainsi que les attentes, l'incertitude, les questions sans réponses.

Maeterlinck doit sa réputation et le prix Nobel de littérature à ce climat. Il situait ses personnages au Moyen âge, dans des châteaux loin de tout, aux bords de pièces d'eau où seuls quelques personnages, la jeune femme, le puissant mari jaloux, l'ami d'enfance ou le cousin, se disent peu de choses sur un ton indécis. Il n'est pas aisé de traduire de façon rationnelle ce qu'évoquent les choses dites dans les pièces de Maeterlinck, le spectateur les reconnaît et en subit l'évocation, la beauté, l'étrange suggestion de sentiments, d'émotions et de pensées qui s'attachent aux choses les plus simples de la vie. On ouvre une fenêtre, on se promène dans un bois, les murs du château sont hauts…

Pelléas et Mélisande et La princesse Maleine ont ébloui le public parisien de la fin du XIXe siècle jusqu'à la première guerre mondiale. En 1919, le charme était rompu. Maeterlinck, remarquable dans ses premiers vers - Les serres chaudes (1889) -, écrivit une dernière pièce, L'Oiseau bleu (en 1909), puis abandonna la scène et la poésie pour ne publier que de la prose. Le Trésor des Humbles (1896) annonce son travail sur la religion dans Le grand secret (1912), sur l'astronomie dans La grande féerie (1929), sur l'univers dans La vie de l'espace (1928), sur la relativité dans La grande loi (1933), sur la biologie dans La Vie des abeilles (1901) et des Termites. Ses recueils de poésie, Les Serres chaudes (1889) en premier lieu, restent remarquables.

A part Rodenbach et Maeterlinck, quels sont nos autres poètes symbolistes ?

Il existe des différences fondamentales entre les poètes et auteurs dramatiques représentants du Symbolisme: Van Lerberghe, auteur de La Chanson d'Eve, était une nature joyeuse, vitale, énergique, Maeterlinck, tout visionnaire qu'il était en écrivant, dans la vie réelle était timide, triste et hésitant. Son concitoyen gantois Grégoire Le Roy (1861-1949) fut inspiré par le passé des traditions et les émotions partagées. Sa poésie est d'excellente qualité, simple, pleine d'intuition: Le Rouet et la Besace (1912), La Chanson d'un soir, Mon coeur pleure d'autrefois (1889), La Chanson du pauvre (1907), La Couronne des Soirs (1911), L'Ombre sur la Ville (1934), La Nuit sans Etoiles (1940). Il est également l'auteur de deux monographies, sur James Ensor et sur L'Oeuvre gravé de Jules De Bruycker.

Fernand Séverin (1867-1931), qui selon ses critiques avait le don de l'enfance, et Max Elskamp (1862-1931) qui, toute sa vie, pleura un même chagrin d'amour, sont des poètes raffinés, intimes et discrets. Elskamp vécut retiré, faisant également de la gravure sur bois sur une presse qu' il s'était installée chez lui. Les deux grands sont indubitablement Maeterlinck et Charles Van Lerberghe.

Personnellement, je ne peux me défendre d'une sympathie inconditionnelle pour Charles Van Lerberghe (1861-1907). Moins connu, décédé relativement jeune, il voyagea en France, en Angleterre, en Italie et en Allemagne, et écrivit beaucoup. Sa prose, merveilleuse de clarté, d'intelligence, d'humour et de comique est soit épistolaire, soit de l'analyse d'historien de l'art. Ses Ecrits sur l'art ne furent publiés qu'après sa mort (1907). Il analyse les primitifs flamands, les préraphaélites, les Italiens. Ses Variations du goût dans l'art italien (édition posthume de1962) et ses Lettres à Fernand Séverin (1924), ses Lettres à une jeune-fille (1954), ses Contes hors du temps (1931) sont des écrits superbes, dignes des meilleurs auteurs de renommée mondiale, français, américains et allemands. Ils méritent d'être publiés et lus par des milliers de lecteurs. Mais y a-t-il de l'avenir en ce sens dans notre petite Belgique obnubilée par des problèmes politico-lingistiques et les passions qui s'en suivent ?

Le chef d'œuvre de Van Lerberghe est le long poème La chanson d'Eve (1904), mieux connue des Belges lorsque les professeurs de français des athénées et lycées, et, en général, les esthètes et critiques littéraires lisaient encore.

Il était peut-être nécessaire d'attendre notre époque pour vraiment comprendre ce que nous dit le poète. La chanson d'Eve est rédigée en plusieurs chapitres. Elle commence à l'aube et se termine le soir, avec la mort d'Eve. A l'époque, l'analyse de l'amour que suggère Van Lerberghe n'a vraisemblablement pas été comprise comme elle peut l'être aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle je m'y attarde.

Au 1er chant , Eve, en extase face au jour qui se lève, se rappelle l'inconscience de la nuit...

Au 2e chant, elle va rencontrer l'amour. Elle s'en rend compte au changement de conscience qui s'opère en elle : elle voit différemment les choses qui l'entourent. Van Lerberghe décrit ici une évolution psychologique qui, de son temps, n'avait ni été observée, ni décrite dans le détail en poésie : le désir d'amour qui fait de l'enfant une femme. Ce désir d'amour « se lève en Eve ». Ensuite, il s'accroche à l'apparition de l'homme. L'homme devient l'essentiel: "C'est en toi, bien aimé, que j'écoute/ et que mon âme voit/ Accueille mon silence et montre-moi la route..." Eve se rend dépendante de l'homme et en est toute heureuse, car: "Mes yeux fermés au monde/ se sont ouverts en toi..." Elle vit avec une intensité toute nouvelle.

Le troisième chant est celui de "La faute". Contrairement à ce qu'attendait l'époque - en 1900, dans les familles, la morale était pudibonde et le sexe tabou, surtout dans l'éducation des jeunes filles - Van Lerberghe ne parle pas du péché de la chair. Le poète fait de l'acte sexuel une analyse fort pertinente. Le désir masculin, accepté par la femme &endash; qui en réalité l'attend et en dépend &endash;, est l'essence même de l'autorité de l'homme. C'est lui qui subjugue, qui impose, qui tout en donnant son énergie à la femme, la force à accepter sa prise de pouvoir. Elle ne demande pas mieux, elle s'en remet à lui.

Après l'acte, qui n'est pas décrit mais uniquement suggéré, Van Lerberghe note un moment rarement décrit, subtil et secret: il évoque le sentiment masculin de culpabilité envers ce que fut Eve avant qu'elle ne s'abandonnât à lui.

Pour Eve, cette passation de pouvoir est une joie, ce que Van Lerberghe, en contemporain de Nietzsche, appelle son "innocence". Voici son hymne à la joie: "Je l'ai cueilli. Je l'ai goûté,/ Le beau fruit qui enivre d'orgueil et je vis /Je l'ai goûté de mes lèvres,/ Le fruit délicieux de vertige infini./ Mon âme chante, mes yeux s'ouvrent,/ Je suis égale à Dieu." Suit, selon Van Lerberghe "un silence enchanté". Pendant ce temps, l'homme songe: "Je l'ai tuée..." Nous dirions: voici la chute psychique après l'excitation. Van Lerberghe y voit autre chose : le sentiment de culpabilité, l'acte ayant désacralisé la femme.

Comme le troisième et le quatrième chants décrivent l'apogée, le cinquième sera le "Crépuscule": Van Lerberghe cite un vers latin de Lucrèce: Surgit amare aliquid, Il se passe quelque chose d'amer. Eve va mourir. Mais que signifie cette mort d'Eve ? Après l'amour, Eve s'aperçoit que le temps passe, les choses ne durent pas, il y a une continuation sans retour. Elle a donc acquis la conscience du vieillissement. Elle ne se sent plus intemporelle, éternelle, elle est devenue mortelle: "C'étaient les premiers soirs mortels/ ... Eve pleurait ... Pourquoi mes anges ont-ils fui ?/ Pourquoi me laissent-ils solitaire/ à cette heure où mon coeur inquiet/ cherche en eux un appui ?"

L'œuvre ne vaut-elle pas une nouvelle lecture ?

 

Nicole VERSCHOORE
www.nicoleverschoore.be

Cet article constitue la deuxième partie d'une série de trois articles consacrés à la littérature francophone en Flandre. La suite sera publiée dans notre prochain numéro.


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