Nouvelles de Flandre
Littérature francophone en Flandre
Première partie : La lumière des siècles

Le passé intellectuel, artistique et populaire du Moyen âge flamand joue un rôle prédominant dans la littérature française de Flandre. Il n'est pas superflu d'en rechercher l'origine.

Le territoire qui devint la Belgique au XIXe siècle fut à partir du Moyen âge le fief des comtes de Flandre, des ducs de Brabant, des Bourguignons. Dans les villes de Bruges, Gand, Malines, Louvain, Anvers et Bruxelles fleurissaient les arts. Les Primitifs flamands peignaient, les Fiamminghi exportaient leur musique à toutes les cours princières d'Europe. Ces artistes voyageaient beaucoup et devinrent - en musique et en peinture - i Fiammingi. Même Josquin Desprez et Ockeghem étaient flamands, les rois de France n'ayant pas encore guerroyé pour empiéter sur les terres flamandes. Josquin Desprez n'arriva que très tardivement à la cour de France, après un large tour d'Europe. La région de Lille, Valenciennes et Arras ne devint définitivement française qu'à la fin du XVIIe siècle.

Dans les temps les plus reculés, au XIVe siècle par exemple, l'écriture était soit latine, soit celle du terroir, de sorte que la littérature des territoires flamands, au haut Moyen âge, était latine ou flamande, un thiois, ancêtre de la langue actuelle. Cette littérature était abondante. A Anvers, Malines, Louvain et Bruxelles, les mystiques Hadewych (il y en avait trois, trois femmes lettrées) et Ruysbroeck l'admirable, les historiens Van Boendaele et Van Heluw célébrèrent en flamand le Dieu des Chrétiens, l'amour mystique, les hauts faits des ducs de Brabant, - batailles et épouses anglaises comprises, à Louvain et à Bruxelles. L'encyclopédiste du XIIIe siècle, Jacob van Maerlant de Damme près de Bruges, passa à la postérité en cette même langue une œuvre aussi impressionnante que celle des premiers encyclopédistes français et italiens. Seuls, à cette époque, écrivaient en français, en Flandre, les sujets du roi de France et du duc de Bourgogne: Froissart, Comines et Molinet. Quant à la partie francophone de la Belgique, à Bruxelles, Ruysbroeck écrivait en latin et en flamand, et de toute la littérature moyenâgeuse et humaniste que je viens d'évoquer, il n'y a en français sur le territoire décrit aucun équivalent. Le thiois, ancêtre du flamand, était répandu jusqu'à Liège. Le fameux évêque de Liège, Notger, et le troubadour Hendric van Veldeken, originaires et ayant officié ou écrit sur territoire liégeois, n'utilisaient ni le français ni l'ancêtre du wallon. Au XVIIIe siècle, âge des Lumières et, par excellence, celui du français international, le premier journal d'Europe fut celui, en flamand, d'un Anversois Verhoeven. Dans nos provinces, les études historiques et commerciales, les revues du genre "Spectator" anglais, étaient éditées en flamand. Les cabinets de lecture furent très en vogue à Bruges et à Gand. Les publications gantoises étaient lues à Rotterdam et Amsterdam - nous le savons grâce aux lettres de lecteurs - , quant à la situation en 1830 et en 1840, je cite le comte Amédée Visart, bourgmestre de Bruges, dans son ouvrage de 1919, La Belgique bilingue: … 1840 … au moment même où l'idiome populaire semblait répudié par les classes dirigeantes, surgit, à Anvers d'abord et puis dans les Flandres, toute une littérature qui dans sa spontanéité, son originalité et sa valeur réelle précéda de plusieurs années et d'abord dépassa de beaucoup la littérature française de Belgique. Il nomme ceux que les classes dirigeantes et nos historiens belges n'étaient pas capables de lire: Jan Frans Willems, Theodore van Ryswyck, Ledeganck, Johan Fr. De Laet, Prudens van Duyse, Henri Conscience.

Cette introduction historique est nécessaire pour mettre fin, une fois pour toute, au préjugé francophone sur le flamand langage du peuple et le français langage des lettrés. La fin de la méprise procure un bon départ à l'analyse des lettres belges de Flandre.

L'habitude veut que du côté bruxellois et wallon on fasse commencer l'histoire des lettres belges de langue française avec le prince de Ligne et l'histoire des lettres françaises de Flandre avec Charles de Coster et les Symbolistes. Or, le tout premier romancier francophone de Flandre, le seul qui nous parle en témoin direct de l'ancien régime avant la révolution française, est Eugène van Bemmel (1824-1880). Il figurera donc en tête de notre liste d'auteurs. Découvert tardivement, l'auteur mérite d'être retenu, ne fût-ce que pour son étonnant roman d'amour tragique, Dom Placide, mémoires du dernier moine de l'abbaye de Villers. Editée en 1875, l'histoire de ce moine peu conventionnel fut redécouverte en 1934, ensuite en 1987 par Les Eperonniers, maison d'édition à Bruxelles fort active à la fin du XXe siècle.

Van Bemmel était le fils d'aristocrates désargentés qui avaient quitté leur petit château aux environs de Gand, complètement saccagé par l'entrée des troupes françaises en 1794. Son histoire débute quelques années plus tôt et se termine au début de la révolution.

Le moine Don Placide écrit ses mémoires pour faire revivre son grand amour! Il écrit "je" et se met donc lui-même en scène. L'âge des Lumières pouvait se permettre qu'un moine fasse des confidences sentimentales. Le moine n'aurait pas pu le faire au XIXe siècle, raison pour laquelle le livre s'est un peu perdu…! Son intérêt est psychologique, l'autorité normative du clergé totalement absente de ses mémoires. Placide adore la lecture. Il modernise la bibliothèque du couvent et réorganise sa pharmacie. La science l'intéresse. à ses heures creuses, il joue d'un instrument dans les salons dont il est l'invité. La vie monastique, la religion, la foi ne sont pas décrites dans son livre, il n'en dit mot. Le problème sera personnel. Il s'est amouraché d'une jeune personne, Berthe, qui répond à ses aspirations. Pour sauver sa mission sacerdotale et la réputation de la jeune fille, le moine demande son déplacement en Amérique, et l'obtient. Mais Berthe devient malade. Il retarde son départ. Elle meurt. La révolution brabançonne éclate en Belgique. Nous sommes en 1789.

L'auteur a le sens du suspense et du dénouement spectaculaire. En véritable romancier, en homme de son temps, il représente admirablement la transition entre le mémorialiste (comme l'était le prince de Ligne) et le romancier (comme le seront les grands auteurs français du XIXe siècle). De plus, Van Bemmel témoigne admirablement de l'esprit des Lumières, du romantisme aristocratique, bucolique et idéaliste du XVIIIe siècle. Il annonce le romantisme nationaliste et l'idéalisme social du XIXe siècle. Jean-Jacques Rousseau n'est pas loin, tous les hommes sont nés égaux. Quant au décor historique, nous y découvrons les dernières années des Pays-Bas autrichiens, juste avant l'invasion des Jacobins. Né après Waterloo, plus exactement en 1824, six avant la création de la Belgique, Van Bemmel n'a connu que par ouï dire l'administration française, l'Empire et sa chute. Mais ses parents en ont fort souffert et il a dû en entendre parler avec passion

Trois ans après Van Bemmel, en 1827, le deuxième romancier des lettres françaises de Flandre voit le jour à Munich, Charles De Coster, décédé à Ixelles en 1879. De père flamand et de mère wallonne, lui aussi est inspiré par un thème du passé. L'épopée de Tyl Ulenspiegel est toujours vivante en Flandre, et De Coster va en faire le héros de la liberté contre l'oppression de l'Espagne et de l'Inquisition. Les personnages qui entourent ce héros ressuscitent - à s'y méprendre - la population bien connue des tableaux des Primitifs flamands. Le gros livre a été muni d'un titre important: La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et d'ailleurs. Le livre parut en 1867. L'histoire est poignante, lyrique, poétique, écrite dans un très beau français, avec fougue et lucidité, et, en outre, toute la force de la libre pensée au XIXe siècle, la lutte contre l'intolérance d'un clergé dont le pouvoir était absolu. Lutte qui n'excluait cependant pas pour autant la véritable religiosité et le respect que crée la tolérance.

A lui seul, ce livre peut figurer parmi les vingt oeuvres capitales de la littérature belge. Charles De Coster avait commencé par des Légendes flamandes (1858). Il mourut jeune et pauvre. Son livre devint célèbre, et jusqu'à ma génération, il fut lu par tous ceux qui n'obéissaient pas aveuglément à la censure de l'Index. Le livre parut avec une couverture de Félicien Rops (1833-1898), artiste fort apprécié.

Si Charles de Coster avait vécu 25 ans plus tard, il aurait bénéficié de l'engouement français et international pour le symbolisme belge. Nous évoquons ici la génération de quatre Gantois qui devinrent célèbres à Paris: Rodenbach, Maeterlinck, Van Lerberghe et Le Roy.

Commençons par le début. Le berceau du Symbolisme est Gand, son adolescence se passe à Bruxelles, son âge mûr à Paris et à Bruxelles. En 1881, quelques jeunes poètes s'étaient groupés en fondant à Bruxelles la revue La jeune Belgique, revue qui bientôt, dans le domaine du goût et des arts, parvint à rompre l'hégémonie parisienne et fit pour quelques décennies de Bruxelles la capitale du Symbolisme et de l'Art Nouveau. En architecture, pensons au métro parisien, inspiré par Horta, en musique, à Debussy et Wagner qui ne furent accepté à l'opéra de Paris qu'après leur succès à Bruxelles, quant à notre génial Khnopff, il fut à Vienne le maître de Klimt, de la Wiener Sezession et du Jugendstil, tendances qui ensuite conquirent le monde. Le Symbolisme belge imprima son caractère d'esthète à la gravure, à l'écriture, enfin, à l'édition, et c'est dans ce climat qu'il faut comprendre que Maeterlinck fut fêté par la presse parisienne et, en 1911, honoré par le prix Nobel de littérature.

 

Le passé du "bilinguisme" en Flandre n'est pas "bilingue", mais plutôt celui du plurilinguisme. Les Fiamminghi, Rubens, nos artistes et diplomates parlaient italien, allemand, espagnol, français… Qui plus est, pendant des siècles, de Charlemagne à Marie-Thérèse, les termes Flamand, Fiaminghi, école flamande, primitifs flamands n'indiquaient ni la langue parlée ni l'ethnie. Il s'agissait plutôt du lieu où étaient nés ceux dont on parlait, dans un territoire bien défini, des ducs de Brabant ou des comtes de Flandre, d'Utrecht et du Hainaut, comtés, duchés et principautés qui ensuite furent rassemblés par mariage sous les Habsbourgs de l'Empire germanique, puis d'Espagne, enfin d'Autriche. Ils restaient, surtout grâce à leurs villes, des territoires à caractère autonome. On ne disait pas "belges", le pays s'appelait "Les Pays-Bas méridionaux" ou "les Pays-Bas catholiques". Le terme Flamand demeura vivant dans plusieurs acceptions : par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, le prince de Ligne, de Beloeil en Hainaut, se disait Flamand. Or, ses 34 cahiers de Mélanges politiques, militaires et sentimentaires sont écrits en français, et lui-même, polyglotte, ne songeait pas à parler flamand. Pourtant, en 1780, et encore sous l'Empire de Napoléon, en 1814, il disait et écrivait de lui-même qu'il était né Flamand.

Le lecteur qui voudrait connaître la raison de cette façon de faire trouve l'explication chez le prince lui-même. Le terme wallon, écrit-il, désignait le "petit peuple" et "la troupe", les gens bien et les officiers venant de nos contrées se disaient "flamands".

Ce curieux usage se manifesta déjà deux siècles auparavant, lorsque les communautés protestantes de nos provinces catholiques - flamandes et francophones - durent s'exiler pour fuir l'Inquisition. Ceux qui restèrent en pays catholique se considéraient flamands, tandis qu'on appela les nouvelles églises les églises wallonnes, et en flamand: de Waalse kerk. Au Pays-Bas, l'appellation est toujours en vigueur. Cet usage historique n'a rien d'une rivalité linguistique. Elle n'existe pas non plus dans la littérature française de Flandre. Le mépris y est inconnu. Au contraire.

 

Nicole VERSCHOORE

Cet article constitue la première partie d'une série de trois articles consacrés à la littérature francophone en Flandre. La suite sera publiée dans nos deux prochains numéros.


Copyright © 1998-2007 A.P.F.F.-V.B.F.V. asbl
Secrétariat: Spreeuwenlaan 12, B-8420 De Haan, Belgique
Téléphone: +32 (0)59/23.77.01, Télécopieur: +32 (0)59/23.77.02
Banque: 210-0433429-85, Courriel: apff@dmnet.be
Site: http://www.dmnet.be/ndf