Nouvelles de Flandre
Le Grand-Duché de Luxembourg: pays francophone ou francographe?

C'est par nécessité économique, pour des questions vitales, que les Luxembourgeois sont devenus polyglottes au fil du temps, car l'ancien Duché de Luxembourg, puis Département des forêts a connu de nombreux occupants, certains de langue allemande, d'autres de langue française.

Le français était depuis le Bas Moyen Age la langue de la Cour et de la haute administration. Les différentes occupations françaises sous François Ier, Louis XIV, la République, le Directoire et l'Empire n'ont fait qu'accentuer le processus. Le français était d'emblée une langue réservée aux usages nobles, officiels, solennels, elle n'était parlée par le peuple que dans deux quartiers de l'ancien Duché, que le Luxembourg allait perdre en vertu de traités internationaux: la région de Thionville - le Luxembourg français - lors de la Paix des Pyrénées en 1659, la région d'Arlon - le Luxembourg belge - lors de la séparation d'avec la Belgique, en 1839. Depuis, ce qui reste du Grand-Duché, c'est le quartier naturellement germanophone, la langue luxembourgeoise étant dérivée en grande partie de l'allemand. Le luxembourgeois est un modeste dialecte francique mosellan de l'Ouest, assez éloigné, au départ, du français et érigé en langue nationale en 1984 par la Chambre des députés. Cette langue est parlée par tous les autochtones.

Langue de l'administration, de la Justice, de la législation, de la politique, le français n'est donc pas spontanément utilisé par le peuple. Au XIXe siècle s'y ajoute un autre paradoxe. La Révolution française qui a étendu ses réformes brutales au Duché de Luxembourg cédé par l'Autriche, a amené au pouvoir une nouvelle classe sociale: la bourgeoisie d'affaires. Elle imposera sa marque au jeune Etat luxembourgeois par une politique volontariste. En 1843, en effet, face aux visées par trop germanophiles que le roi grand-duc Guillaume Ier des Pays-Bas avait affichées, la haute administration luxembourgeoise impose la parité scolaire pour l'allemand et le français. Désormais l'enseignement fera apprendre, dès l'école élémentaire, deux langues étrangères au jeune Luxembourgeois, l'allemand et le français. La plus facile à apprendre, la plus proche de la koinê, de la langue maternelle, est l'allemand. Langue importante et utile à la bourgeoisie et même au petit peuple, car elle sert à faire ses affaires dans le cadre de l'Union douanière allemande (1843-1919), qui permet au Grand-Duché, heureux propriétaire de mines sidérurgiques bien exploitées, de rapidement s'enrichir. Mais, conscients d'un danger de germanisation trop grand, les Luxembourgeois corrigent le tir en misant parallèlement sur l'apprentissage de la langue française. C'est la langue de la bourgeoisie, des cafés, des prétoires, des salles de spectacle, la langue de la diplomatie, de la politique, de la galanterie, de la gastronomie aussi, de tout ce qui rend la vie élégante et belle.

Longtemps, jusqu'après la Deuxième Guerre mondiale, le français et sa culture serviront d'antidote aux Luxembourgeois patriotes qui veulent s'immuniser contre le virus du militarisme prussien ou, plus tard, des sirènes délétères du nazisme. Le phénomène ira en s'accélérant après la défaite française de 1870-1871 où les Luxembourgeois commencent à exprimer publiquement leur préférence culturelle pour la France et Paris contre l'Allemagne et Berlin. On le verra bien en 1871, quand Victor Hugo se réfugiera pour trois mois et demi dans le petit Luxembourg, qu'il pensait germanique. On entendra, sur son passage, crier « Vive la République ».

La sympathie du Grand-Duché pour la France se marque encore dans les milliers de liens qui se tissent entre les deux pays par l'intermédiaire des Luxembourgeois émigrés à Metz, Nancy, Reims, Bruxelles et surtout Paris pour y trouver un emploi, les femmes comme cuisinières ou soubrettes, les hommes comme concierges ou cochers. Il y aussi les artisans qui font leur Tour de France. A la fin du XIXe siècle, dix mille Grand-Ducaux vivent à Paris, important de France des expressions, des façons de vivre et de penser, une certaine philosophie. Grâce à ces échanges, à cette acculturation qui atteint même les couches populaires, la mentalité luxembourgeoise est durablement marquée. Le Grand-Ducal se distingue ainsi de l'Allemand. A peu près cinq cents mots d'origine française font partie du vocabulaire luxembourgeois le plus courant, mais adaptés à la prononciation locale qui accentue la première syllabe.

Les enjeux de la pratique francophone en Luxembourg se précisent encore au début du XXe siècle, alors que la IIIe République propose à l'Europe et au monde son image de pays des Droits de l'homme et du radicalisme social-démocrate. Cette idéologie séduit également les intellectuels luxembourgeois. Ainsi, en 1902, le jeune écrivain francophone Marcel Noppeney fait commémorer dignement le centenaire de la naissance de Victor Hugo. A partir de ces fêtes se fonderont les sections locales luxembourgeoises de l'Alliance française qui veut promouvoir le français et sa culture et qui survit aujourd'hui dans les sections des Amitiés françaises ou le Club Richelieu. Ce mouvement concerne surtout la bourgeoisie luxembourgeoise, où il recrute des adeptes parmi les professeurs, les fonctionnaires ou les membres des professions libérales. Presque tous ont fait leurs études, en partie du moins, en France, beaucoup à Paris. Le droit luxembourgeois dérive du Code Napoléon et presque tous les juristes, qui ont longtemps fourni l'essentiel du personnel politique, ont été formés à l'Université française. Le Luxembourg d'avant la Grande Guerre est le théâtre d'un affrontement larvé entre l'Empire allemand, arrogant et économiquement puissant, et la République française, superbe, mais vaincue. C'est ce qu'a résumé le comte von Pückler, ambassadeur allemand en poste à Luxembourg au début du XXe siècle: "Avec l'Allemagne, le petit Etat avait conclu un mariage de raison, avec la France il entretenait une liaison amoureuse."

La Grande Guerre va resserrer encore les liens entre la France et le Luxembourg occupé par le grand état-major prussien. En même temps, quelque trois mille Luxembourgeois vivant en France s'engagent dans la Légion étrangère, ne pouvant d'ailleurs faire autrement, sauf à risquer la prison française. En 1919, un mouvement révolutionnaire et républicain luxembourgeois manque de peu de gagner le référendum et de renverser la monarchie, tandis que des groupuscules annexionnistes réclament l'incorporation du pays soit dans la République française, soit dans le Royaume de Belgique. Une majorité de citoyens réclame une coopération économique avec la France, qui ne veut pas d'eux, ce qui fait que le Luxembourg va se tourner vers la Belgique.

Dans ce contexte, l'on notera l'action du couple de mécènes constitué par Emile Mayrisch, patron de l'ARBED, puissant groupe sidérurgique luxembourgeois, et son épouse Aline Mayrisch-de Saint-Hubert, grande dame autodidacte qui fréquentait André Gide et les milieux de La Nouvelle Revue française. Après la Première Guerre mondiale, les Mayrisch reçoivent dans leur château de Colpach des dizaines d'intellectuels français, belges, allemands, italiens, en vue de ressouder l'Europe autour de la germanité et la francité.

La période de l'entre-deux-guerres est cruciale, alors que Hitler s'installe aux commandes à Berlin et que la France s'enivre des conquêtes du Front populaire. En vertu de l'équation qui veut que francophonie égale francophilie, ceux qui écrivent et parlent français se retrouvent au sein de la Société des Ecrivains Luxembourgeois de langue française (SELF). Il faudra attendre l'après-mai-1968 pour voir de jeunes écrivains luxembourgeois montrer que la pratique de la langue française peut s'entendre en dehors de toute adhésion à la conception française de la vie, d'autant plus que la culture d'affrontement pratiquée dans l'Hexagone n'est plus guère dans le vent.

Aujourd'hui, en fait, l'enjeu de la francophonie luxembourgeoise a changé de fond en cap. Il ne s'agit plus, ayant recours à la langue de Voltaire ou de Sartre, de plébisciter l'humanisme comme monopole français. Le français lui-même a perdu son statut de langue d'identification culturelle, il est devenu pour les écrivains - presque tous professeurs - langue de communication. On choisit le français pour ses qualités plastiques, pour l'admirable horizon de référence littéraire qu'il véhicule. Pour sa vocation à l'universalité aussi, bien que l'anglo-américain et le pragmatisme culturel qu'il infère, séduisent de plus en plus de gens: le modèle français semble à court de souffle, à l'instar de l'influence économique, politique et militaire de la grande nation.

La réconciliation franco-allemande initiée par le président de Gaulle et le chancelier Adenauer a rendu l'Allemagne fréquentable; dorénavant le Luxembourg avait moins besoin de la France et du français, d'autant plus que le grand public regarde, avec moins d'efforts intellectuels, la télévision allemande, suit le championnat allemand de football plutôt que le championnat hexagonal. La Realpolitik à la française a aussi fait perdre des sympathies à la France, notamment en raison de l'implantation de la centrale nucléaire française de Cattenom sur la Moselle, à quelques kilomètres de la frontière.

Un autre phénomène s'est massivement développé ces vingt, trente dernières années. Dans certaines familles luxembourgeoises du XIXe siècle, on parlait français entre soi et l'on réservait l'usage de la langue luxembourgeoise pour la communication avec le personnel de maison, autochtone.

Cette pratique du français (haut de gamme) n'a plus cours que dans les familles où l'un des conjoints est naturellement francophone. On observe en revanche une pratique francophone de milieu, voire de bas de gamme, pour les communications avec des dizaines de milliers de travailleurs immigrés de langue latine, des Italiens d'abord, aujourd'hui des Portugais. D'autre part il y a plus de vingt-cinq mille résidents français en Luxembourg, un chiffre avoisinant de résidents belges, sans parler de dizaines de milliers de frontaliers lorrains et belges qui viennent travailler dans les commerces, dans les PME artisanales, dans l'hôtellerie et la restauration. D'où un nouvel enjeu pour la langue française à Luxembourg: elle devient langue minimale de communication, avec tous les problèmes d'adaptation du code social que cela suppose.

Vu l'apprentissage essentiellement scolaire du français, le Grand-Duché reste un pays en réalité faussement francophone. Ses autochtones sont francographes plutôt que francophones. A force d'écrire et de parler français, beaucoup d'intellectuels luxembourgeois ont fait du français une seconde nature. Ce qui sauvera le français à Luxembourg, c'est sa démocratisation, son utilisation par les masses populaires.

 

Frank WILHELM

professeur de littérature française à la Faculté des Lettres de l'Université du Luxembourg


Bibliographie

La situation de la langue française parmi les autres langues en usage au Grand-Duché de Luxembourg, ouvrage collectif publié par le Centre culturel français de Luxembourg, le Centre d'études et de recherches européennes Robert-Schuman et l'Université de Metz,1998.

WILHELM, Frank, "Dictionnaire de la francophonie luxembourgeoise", La Francophonie du Grand-Duché de Luxembourg, numéro hors série des Cahiers francophones d'Europe centre-orientale, Universités de Pécs (H) et de Vienne, 1999, pp. 5-363.


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