Nouvelles de Flandre
Entretien avec Kabira Beniz,
Lauréate du Prix Littéraire Richelieu de la Francophonie 2023

L'écrivaine marocaine Kabira Beniz, a reçu le Prix Littéraire Richelieu de la Francophonie pour son roman "Le Voile de la mariée". Ce Prix est décerné tous les deux ans à un auteur dont la langue maternelle n'est pas le français, mais qui écrit en français.

N.d.F.: Quelles sont vos origines?

K.B.: Je suis née dans un quartier populaire de Casablanca. J'ai fait des études pour devenir professeur d'éducation physique, métier que j'ai exercé pendant une quinzaine d'années. Mon père était natif de Casablanca, ma mère de Taroudant, tous deux amazighs. Pour autant, mon enfance à Casa-blanca m'a baignée dans la culture arabe, c'est pourquoi j'ai vécu entre deux cultures, arabe et amazigh. À cela s'est ajoutée la culture française, que j'ai commencé à découvrir en troisième année du cycle primaire, à l'âge de huit ans. J'ai eu un véritable coup de foudre. Je lisais tout ce qui me passait entre les mains. Le dictionnaire était mon livre préféré. C'est le début de ma passion pour la langue et la littérature françaises.

N.d.F.: Vous avez choisi de quitter le Maroc pour vous installer en France?

K.B.: Ce n'était pas un véritable choix. J'avais alors une petite fille et quand son père et moi, nous nous sommes séparés, comme il habitait en France, je m'y suis installée pour avoir la garde partagée. Ce choix fut un mal pour un bien. J'ai par la suite beaucoup voyagé. Je suis allée aux États-Unis et en Polynésie où j'ai vécu pendant quatre ans.

N.d.F.: Qu'est-ce qui vous a amenée à l'écriture?

K.B.: Écrire s'est imposé pour moi comme un devoir. L'attentat à Charlie Hebdo a été le catalyseur. À l'époque, j'étais à Tahiti. J'étais révoltée par ce qui était arrivé à Paris. Je ne supportais pas qu'on s'attaque à la culture. Je ne supportais pas la censure. J'ai compris que la notion de blasphème revendiquée par les islamistes n'était qu'un prétexte pour mettre les intellectuels sous tutelle. Ma fille et moi, nous sommes allées défiler avec un groupe qui s'était rassemblé spontanément, arborant une pancarte sur laquelle était écrit "L'éducation nuit gravement à l'obscurantisme". Je ne pouvais pas rester une spectatrice passive. Alors j'ai pris ma plume et j'ai commencé à rédiger "Pour qui brûlent nos âmes". Il s'agit du deuxième roman que j'ai publié mais c'est le premier que j'ai commen-cé à écrire. L'histoire se passe en Algérie durant la "décennie noire", et explore entre autres les racines du terrorisme en écho à ce que la France et l'Europe ont vécu plus tard.

N.d.F.: Comment pourriez-vous résumer "Le Voile de la mariée"?

K.B.: C'est l'histoire de Meryem, une jeune femme marocaine, asservie par un mariage encombrant, qui décide de quitter son pays pour rejoindre sa sœur aînée Aïcha, en France. Aïcha est installée à Paris, en situ-ation régulière. Meryem qui n'a pas de papiers, est amenée à prendre l'identité de sa sœur, et à travailler à sa place. Elle assure le quotidien d'une femme de ménage auprès de différents employeurs_: un couple d'antiquaires homosexuels, une rentière vétilleuse et une compatriote prostituée. Elle devient ensuite la nounou de l'enfant de cette prostituée marocaine. Ce roman est ainsi une rencontre, une confrontation des deux cultures, maghrébine et française.

N.d.F.: Ce roman est-il en partie autobiographique?

K.B.: Je me suis inspirée des expériences de certaines personnes que j'ai rencontrées. L'enfance de Meryem ressemble à la mienne, à la fois joyeuse, rythmée par les jeux, les sorties avec tous les hommes de ma famille. D'autres personnages ont été inventés pour les besoins du récit.

N.d.F.: Dans votre roman, vous développez des thèmes variés…

K.B.: Tout à fait, la condition de la femme arabe, l'immigration, le dialogue interreligieux, l'exil et son pendant, la nostalgie du pays que l'on a quitté sont des thèmes qui me tiennent vraiment à cœur. Je les connais bien parce que je suis née et j'ai grandi dans cette cultu-re-là et qu'ils correspondent à mon vécu.

N.d.F.: Aviez-vous un message à faire passer concernant la place des femmes?

K.B.: Oui, bien sûr. La jeune fille perd son humanité quand elle devient une femme. C'est pour cette raison que dans le roman, je parle des transformations physiologiques de la protagoniste. La femme doit en quelque sorte se débarrasser de son corps pour pouvoir rester un être humain, au sens plein du terme. Dans les pays musulmans, les femmes sont plutôt des cariatides des frustrations des hommes. Dans ma jeunesse, je faisais beaucoup de sport et j'ai compris que ce n'était que sur un terrain qu'en tant que fille, je pouvais être comparée ou rivaliser avec les garçons. Les hommes et les femmes ont des attributs physiques différents mais le problème, c'est que, dans les pays musulmans, on confond toujours les attributs sexués et les attributs sexuels. Et malheureusement, la femme n'est perçue que par ses attributs sexuels. La montée de l'intégrisme islamique a encore compli-qué les choses.

N.d.F.: Vous abordez également le thème de l'immigration...

K.B.: Effectivement, ce roman est la rencontre entre deux cultures, européenne et maghrébine. La notion d'adaptation est perçue de manière différente par les deux protagonistes. Aïcha est toujours restée dans son cocon, dans son milieu culturel, même à Paris. Elle n'a pas voulu connaître autre chose. En revanche, Meryem se risque véritablement à la rencontre d'un monde différent de celui qu'elle a connu auparavant. Elle fréquente un couple d'homosexuels et arrive à changer son opinion par rapport à l'homosexualité. Elle côtoie une prostituée, ce qu'elle n'aurait jamais imaginé avant. L'attentat dans le métro est l'occasion pour elle de se remettre en question, notamment par rapport au voile, qu'elle porte pour donner le change auprès de ses employeurs, de façon à passer pour sa sœur.

N.d.F.: Le port du voile est un des thèmes que vous vouliez développer?

K.B.: Oui, après cet attentat inventé pour les besoins du roman, qui évoquera bien sûr au lecteur l'attentat réel de la station Luxembourg, le port du voile revêt pour Meryem une nouvelle signification. D'un simple artifice de respectabilité, il devient alors le signe symbolique d'une complicité avec les terroristes. Cela pousse Meryem à se poser des questions sur la religion. Elle se réfugie dans la cathédrale Notre-Dame, où elle s'adresse à un dieu créateur, universel. Le Dieu de tout le monde. Elle y cherche une force pour l'aider dans son affliction.

N.d.F.: Vous parlez arabe et français. Vous écrivez dans ces deux langues?

K.B.: La langue arabe est ma langue maternelle. C'est le terreau sur lequel j'ai pu me baser pour appréhender la langue française. Quand les choses ne vont pas bien, j'écris plutôt de la poésie. J'ai écrit mon premier poème quand j'ai perdu ma mère. Mais lors-que j'écris en arabe, je suis parasitée par le français et inversement. Ce qui pourrait sembler être un handicap se révèle pourtant un atout. Quand je rédige en français, cela m'oblige à choisir avec minutie les mots exacts, les formules adéquates pour exprimer le fond de ma pensée.

N.d.F.: Quelle est aujourd'hui, la place du français au Maroc?

K.B.: Je suis entrée sur la pointe des pieds dans le royaume de la langue française via l'enseignement public du Maroc. L'apprentissage du français y occupe une place très importante. C'est vrai que ces dernières années, avec les réformes du ministère sur l'arabisation de l'enseignement, il y a eu beaucoup de polémiques parce que certains considèrent que le français est la langue du colon, celui qui est venu pervertir notre culture. Mais ceux qui prônent l'arabisation sont les premiers à mettre leurs enfants dans les écoles privées parce qu'on y enseigne le français. Malgré les réformes, on continue à le parler beaucoup. C'est d'ailleurs la langue de l'administration, de l'enseignement et de l'économie. De nombreux mots français sont mélangés à l'arabe dans le langage courant. Malgré un intérêt de plus en plus grand pour l'anglais, le français garde ainsi une place de choix.

N.d.F.: Quelles sont les retombées de votre Prix Richelieu?

K.B.: Le livre se fait connaître, petit à petit. Il commence à faire sa place au sein des livres commandés par les librairies. Pour moi, c'est vraiment une très belle récompense. C'est une reconnaissance de mon travail. Ce Prix me donne du courage et me motive à continuer à écrire. C'est très important!


propos recueillis par Anne-Françoise COUNET

Le Voile de la mariée, Kabira Beniz, Editions Le Chant des Voyelles


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