Nouvelles de Flandre
Controverse linguistique:
Quelle langue parlaient les Belges à l'époque de César?

Jules César divisait la Gaule en trois régions: l'Aquitaine, la Gaule proprement dite, et la Gaule Belgique. Elles se distinguaient selon lui "par leurs lois, institutions et langues" (De Bello gallico, I, 1, 1-3) sans qu'il donne d'autre précision.

Cela pose la question de la langue des Belges, encore qu'il pense peut-être surtout à l'Aquitaine, région basque. Il qualifie les Belges de fortissimi (les plus endurants), sans doute pour justifier auprès de Rome qu'il eut plus de fil à retordre avec eux qu'avec des tribus soumises plus facilement, comme les Rèmes.

La plupart des Belges sont venus de Germanie, dit-il (II, 4, 1). Il n'en faut pas plus pour que certains confondent "originaires" de Germanie et Germains, au sens linguistique ou ethnique, et cherchent à nier le caractère gaulois des Belges. Or, chacun sait que tous les Celtes sont venus de l'est, et pas seulement les Belges. César précise d'ailleurs que les Belges sont "voisins" des Germains et que les deux peuples sont sans cesse en guerre (I, I, 3). Ils continuent à être mentionnés comme distincts dans la suite du texte (II, 2, 4; II, 3, 4; VI, 24; VIII, 7-10, ...).

Ugo Janssens, homme d'affaires flamand et historien amateur, n'arrive pas à s'y faire, et interprète les écrits de César en disant que l'élite gauloise parlait une langue celtique, mais pas le peuple: "On pourrait comparer cette situation à la position du français en Flandre jusque dans la seconde moitié du siècle dernier"(1). Il ne fournit aucun argument, et le professeur Thomas Jacquemin eut ce commentaire "C'est évidemment là, la projection de la thèse de l'agression et de l'acculturation des Flamands par les élites francophones"(2).

Pour un linguiste gantois, Maurits Gysseling, les Belges ne parlaient pas non plus gaulois, mais une langue indo-européenne qu'il dit inconnue. Il ne peut s'appuyer sur aucune trace écrite, mais évoque quelques toponymes non celtes. Or, les toponymes proviennent le plus souvent de civilisations antérieures. Il n'a donc pas convaincu non plus, mais malgré leur absence de fondement, ces théories continuent à circuler, et il est donc utile d'aborder cette question de manière plus scientifique en nous fondant sur les traces écrites, mais notons déjà que les objets de la culture matérielle des Belges, comme les épées et les autres armes, sont similaires à ceux du reste de la Gaule.

Que nous disent les noms propres des Gaulois?

Le principal oppidum des Nerviens, principale tribu belge, est Bagacum (Bavay) dont le nom est typiquement gaulois (bagos, hêtre, et suffixe -acum). On y a découvert un écrit en langue gauloise. Leur religion, radicalement différente de celle des Germains, était celte(3). Leurs temples, d'un style appelé en latin fanum comme celui, reconstitué à l'archéosite d'Aubechies, illustré ici, est du même type que dans le reste de la Gaule, notamment à Tours.

Un autre chef nervien était Viros (en gaulois: homme ou guerrier, cfr latin vir), nom attesté sur des monnaies. Les noms gaulois ont toujours une signification, ainsi Vercingetorixs (orthographe des pièces de monnaie, le X gaulois se prononçant comme le ch allemand et le khi grec) signifie Chef suprême des guerriers.

Boduognatos, que César qualifie de général en chef des Nerviens (II, 23, 4), portait un nom gaulois. Boduos est le dieu de la guerre4 et gnatos signifie "fils de" (en latin, natus). Le suffixe gaulois -os, correspond au -us latin, les deux langues étant par ailleurs très proches.

Les autres tribus belges portaient aussi des noms celtes. C'est le cas des Atrébates (ad-treba, village, habitat), des Aduatuques (ad-uatu-ca, lieu où l'on prophétise), des Condruzes du Condroz (condate, confluent), des Morins (mori, mer), des Ménapiens (mel apa, habitants des marécages), des Bellovaques (belo, brillant, puissant comme le dieu Belenos), des Ambiens (ambi, des deux côtés) et des Leuques (leucos, blanc, brillant, fulgurant, même racine que le latin lux, lumière) dont on a retrouvé une monnaie au nom de Mutugenos. En gaulois, matu signifie la fois ours et bon (attribut de l'ours). Mutugenos pourrait donc signifier Fils de l'ours et/ou Fils bien né.

Les Éburons (capitale Tongres) portaient aussi un nom gaulois, de même que leurs chefs Catuvolcos (catu-volcos: qui combat comme un faucon) et Ambiorix (rix, roi, et ambi signifiant peut-être roi de deux tribus ou des deux rives de la Meuse. En gaulois, eburo veut dire à la fois if et sanglier, et se retrouve dans de nombreux toponymes des Gaules (Ivry, Evry, Yverdon, Évreux, Eure et aussi York (Eburakon).

Encore plus à l'est, à Trèves, les Trévires parlaient aussi gaulois. St Jérôme, qui avait séjourné à Trèves, relate en 387 dans ses commentaires sur l'épitre de St Paul aux Galates (nom des Celtes qui habitaient l'actuelle Turquie): "Les Galates, faisant exception à la langue grecque que tout l'Orient parle, ont leur propre langue qui a, avec celle des Trévires, une analogie presque complète". Les Belges de Trèves parlaient donc encore au IVème siècle une langue celte à peine différente des Celtes d'Ancyre (aujourd'hui Ankara).

Enfin, César qualifie à plusieurs reprises de celtes les Belges en général (II, 17, 2; VI, 24), les Éburons (VI) et les Nerviens (V, 49,1; V, 50, 2). Le caractère celte des Belges ne fait donc aucun doute pour lui.

Par ailleurs, on ne trouve alors à l'ouest du Rhin aucune trace onomastique ou religieuse de langue germanique. Le nombre d'inscriptions gauloises qui ont subsisté est limité, mais on ne trouve en tout cas dans la Belgique du temps de César aucune inscription dans une autre langue que le gaulois ou le latin.

Pourquoi César a-t-il donc écrit que la langue des trois régions de la Gaule était différente? Il n'y a pas de réponse claire à cette question. Certains évoquent une erreur, mais il est probable que César pense surtout à l'Aquitaine (basque), ou éventuellement à de légères variantes linguistiques du gaulois. Aujourd'hui, le flamand d'Ostende n'est pas celui de Nieuport, mais on ne les qualifie pas pour cela de langues différentes.

Des variantes éventuelles pourraient venir d'emprunts à un substrat antérieur, les Belges étant arrivés sur des terres déjà habitées par des populations qui nous sont inconnues et dont nous ignorons la langue. Ils ont pu reprendre des mots de ce substrat, tout comme le portugais du Brésil a repris des mots du tupi.

On trouve souvent plusieurs mots gaulois pour désigner le même concept, comme cela arrive aussi à l'anglais (cfr illness, sickness et desease). Certains mots peuvent venir de substrats antérieurs ou de variantes dialectales.

On peut conclure que les Belges parlaient bien gaulois, avec tout au plus des variantes dont l'importance reste à préciser, mais un celtologue qui fait autorité explique que "l'unité linguistique de toutes ces régions apparait, dans l'état de la documentation, bien plus évidente que leurs divergences"(5).


Michel DE GRAVE

Membre de la Société Belge d'Études Celtiques
Membre des Amis des Études Celtiques (France)

(1) Ugo Janssens, Ces Celtes, "les plus braves", 2008, pp. 41-42, traduit du néerlandais.
(2) Thomas Jacquemin, Étude critique des premières origines prêtées aux tribus celto-belges, Société Belge d'Études Celtiques, 2011, p. 75.
(3) Outre de nombreux dieux locaux, les Gaulois adoraient Mars, Jupiter, et Lug(us) que César assimile à Mercure, dieu des voyageurs et du commerce, à qui ils ont élevé de nombreuses statues similaires à celles du reste de la Gaule. Ils avaient des druides et pratiquaient des sacrifices, tandis que selon César, les Germains adoraient plutôt la lune et le soleil, n'avaient pas de druides, et ne pratiquaient pas de sacrifices (VI, 17, 1).
(4) Boduos ou Bodwo, selon les inscriptions retrouvées, veut dire corneille, mot masculin en gaulois. C'était le dieu de la guerre des Nerviens.
(5) Claude Sterckx, Histoire, langues et cultures des Celtes, 2011, p. 22. L'auteur a enseigné dans plusieurs universités en Belgique et en France, et a été président de la Société Belge d'Études Celtiques dont il est maintenant président d'honneur.


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