Nouvelles de Flandre
Petite déambulation autour de la langue

Qu'est-ce que la langue?

En vérité, beaucoup de choses à la fois.

Mais délimitons d'abord le secteur. La langue opère la transition entre, d'une part, le langage (soit la faculté qu'ont les humains - et eux seuls: le prétendu "langage des animaux" n'a jamais le caractère systématique et reproductible qui leur permettrait de dépasser les réactions immédiates de peur, de joie, de faim... - de communiquer des idées, des impressions ou des émotions au moyen de signes principalement vocaux) et le discours, d'autre part (soit l'ensemble des manifestations orales, écrites ou gestuelles - accompagnant la parole ou, en cas de nécessité, se substituant à elle). Elle désigne, brièvement formulé, la totalité des ressources langagières propres a une communauté linguistique, puisque des milliers de langues ont été recensées, qui s'apparentent au sein de familles (langues romanes: français, italien, espagnol, portugais, roumain...; langues germaniques: anglais, allemand, néerlandais, suédois...; langues slaves, langues sémitiques, langues bantoues, langues amérindiennes...).

Ainsi définie, la langue assume, simultanément ou successivement, de multiples fonctions. J'en pointerais au moins cinq.

Première fonction: sentimentale, résumée dans l'épithète de langue maternelle. Nous sommes attachés à la langue de notre petite enfance comme à la maman, à la cuisine familiale (cuccine casalinga, disent les Italiens), aux souvenirs de l'école, aux odeurs de craie et d'éponge mouillée... Avez-vous remarqué que les pires, les plus impardonnables injures visent toujours la mère (vous me dispenserez d'en donner des exemples), la nourriture nationale (macaroni, rosbifs, frogeaters, kiekefietters, kaaskop, etc.) ou l'idiome d'autrui (le sabir, les palabres..., sans oublier le barbaroi des Grecs, onomatopée du gazouillis des oiseaux). Il en résulte que les sons de notre propre langue font vibrer une corde sensible dont nous avons tendance à croire naïvement qu'elle aurait valeur universelle. Voltaire s'est amusé dans L'Ingénu à plaisanter une telle candeur. Au Huron qui lui vantait les beautés de sa langue natale, la Bretonne Mme de Kerkabon rétorque à peu près: "Comme c'est curieux, j'ai toujours pensé que le français était la plus belle langue du monde après le bas-breton!"

Deuxième fonction: communicative. Nous parlons, nous écrivons essentiellement pour être compris (coté « jardin ») et pour convaincre (coté "cour"). La langue est un outil, suffisamment efficace quand il atteint son but. Inutile, de ce point de vue, d'incruster le manche ou de surcharger la poignée de toute sorte de fioritures.

Troisième composante, en conflit potentiel avec la précédente : la fonction esthétique, souveraine dans la conscience collective des Français de France, de Navarre et d'ailleurs: le français, langue plus "délitable" (Brunetto Latini, le maître de Dante, qui le condamnera pour sa punition à l'Enfer!), "Il n'est bon bec que de Paris" (Villon), etc. Le halo de raffinement qui entoure la langue française remonte au moins à Vaugelas, "l'arbitre des élégances" grammaticales au XVIIe siècle, l'oracle des Précieux et des Précieuses, dont riait déjà Molière, mais qui a trouvé au fil du temps le renfort de l'Académie française et, accoutrés à leur aune du même habit (vert pomme ou vert acide, vous en jugerez...), de la foule innombrable des censeurs et des puristes, particulièrement virulents chez nous, là ou l'éloignement politique d'avec la France (après 1815), couplé à la proximité géographique des parlers flamands, développe des comportements d'insécurité linguistique, cherchant tantôt un exutoire dans le repli frileux (le passéisme stérilisateur), tantôt dans la revendication d'une prétendue "irrégularité" faisant irrésistiblement songer au Renard et aux raisins de la fable (« Fit-il pas mieux que de se plaindre?"). I1 reste que le spectacle de la parole est une spécialité particulièrement prisée en Francophonie (quoique curieusement baptisée "talk show" à l'anglaise), même si - j'y reviendrai contrastivement - la France paraît en détenir, sinon l'apanage, du moins les meilleures recettes de fabrication.

Quatrième composante: l'idéologie et la culture en général (un mot dont je me défie, car on a un peu tendance aujourd'hui à le mettre à toutes les sauces, mais glissons...). En parlant une langue, on adhère ipso facto à une vision du monde, à une certaine manière de vivre, d'aimer, de jouir, de souffrir, de chanter (les programmateurs de la R.T.B.F. feraient bien de s'en souvenir parfois)... De penser aussi (d'où l'importance, soit dit par parenthèse - et cette fois les responsables de la politique scientifique devraient à leur tour y être plus attentifs, eux qui, voici quelques semaines à peine, convoquaient en anglais, chez nous, des chercheurs de chez nous - de continuer à faire de la science pointue en français, faute de quoi l'outil dont nous parlions tout à l'heure risquerait de rouiller. Nous sommes les héritiers d'un des plus beaux patrimoines que l'Humanité ait édifiés au cours des siècles. Le linguiste genevois Ferdinand de Saussure (1857-1913) comparait la langue à un "trésor" déposé en chaque individu. Il serait à mon sens dommage de le dilapider.

Cinquième fonction (revenons sur terre): la composante économique, commerciale, utilitaire des langues. Loin de moi l'idée d'en nier l'importance. Le français, c'est vrai, n'a plus son statut d'avant 1918 (quand pour la première fois l'anglais a été admis à la signature d'un traité international), l'aura qui lui avait notamment valu un monopole au sein de l'Union postale et la priorité lors des Jeux olympiques. Inutile d'entonner le chœur des pleureuses. Je ferai simplement remarquer que l'école en français, quand elle prône le multilinguisme précoce, voire l'immersion, sort peut-être de son rôle primordial (une sottise proférée en plusieurs langues, disait un philosophe, n'en reste pas moins une sottise) et en tout état de cause fait bon marché des autres fonctions du langage (affective, intellectuelle, idéologique). Attention aux simplifications dont les simplificateurs ne seront en tout état de cause pas les premières victimes.

Mais je m'aperçois que mon discours a pris chemin faisant, et presque en dépit de ma volonté, une tournure plus grave. C'est pourtant la "fête du français" qu'il nous appartient de célébrer aujourd'hui (que le français soit "à la fête" une fois par an en Communauté française, ce n'est vraiment pas du luxe).

Voyez-vous, Mesdames Messieurs, il existe une sixième fonction des langues en général, et de la nôtre en particulier: la fonction ludique. Jouer avec les vocables, les phrases, les lutiner, les peloter... Tant pis pour l'académisme, la fête de la langue voudrait rendre le français à ses utilisateurs quotidiens. Une langue, voyez-vous, ne peut ni ne doit constituer un obstacle à l'expression des individus. Cessons de brimer ou de brider nos concitoyens. Rendons-les fiers et libres de s'exprimer. Le français est multiple: savant et populaire, scientifique et artistique, précis et précieux, central et périphérique. Il parcourt tantôt les jardins de Le Nôtre en vêtement du dimanche, tantôt en tenue décontractée de petits chemins qui sentent bon la noisette. Ne le statufions pas, il ne demande qu'à s'épanouir, et nous avec lui. Ouvrons grands les "niveaux de langue", du familier au solennel, du rural archaïsant au citadin branché, de l'académique au jargon et à l'argot. En matière de langue, l'infirmité consiste à ne maîtriser qu'un registre, la virtuosité à sauter de l'un à l'autre au gré des circonstances ou des situations. Que penserait-on d'un pianiste cantonné aux notes médianes de son clavier?

Alors, les vrais amoureux du français - et je ne m'adresse ici ni aux thuriféraires de l'orthographe ni aux chantres du "participe passé des verbes pronominaux",durant une semaine (et au-delà), jouez, créez, inventez, parlez, écrivez..., faites la fête à la langue, et soyons linguistiquement heureux ensemble.

 

Marc WILMET

Professeur à l'Université libre de Bruxelles
Président du Conseil supérieur de la langue française

Extrait de l'allocution prononcée le 24 février 2003 à l'occasion de la présentation de la langue Française en fête.


Copyright © 1998-2003 A.P.F.F.-V.B.F.V. asbl
Secrétariat: Spreeuwenlaan 12, B-8420 De Haan, Belgique
Téléphone: +32 (0)59/23.77.01, Télécopieur: +32 (0)59/23.77.02
Banque: 210-0433429-85, Courriel: apff@dmnet.be
Site: http://www.dmnet.be/ndf