Rencontre chaleureuse et éclairante avec Roger Dehaybe qui a tenu les rênes du Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique avant de prendre celles de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie. Un itinéraire de plus de 20 ans, retracé dans son livre "Le choix de la Francophonie, un parcours belge et international" paru aux Éditions du Cygne, qu'il évoque, avec nous, en toute franchise.
N.d.F.: Parlez-nous de vous
R.D.: Je tiens tout d'abord à vous remercier de
m'accueillir dans vos colonnes. Je connais votre association et je
sais les efforts que vous développez pour permettre à
nos compatriotes francophones de Flandre de, tout simplement, ne pas
renoncer à leur culture!
Un Liégeois est bien placé pour comprendre cet
attachement à notre langue! Notre grande fête: le 14
juillet!
Je me suis intéressé très tôt à la
langue française et je me destinais à son enseignement;
j'ai donc suivi des études de philologie romane.
Durant mes études à l'université de
Liège, j'ai fondé avec quelques amis une compagnie
théâtrale: le "théâtre de la
Communauté", toujours actif et initia-teur dans notre
Communauté française du "théâtre
action".
N.d.F.: Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la Francophonie?
R.D.: Militant politique, j'ai participé à
plusieurs cabinets ministériels. Culture, Education, Economie
aux cotés de Pierre Falize, de Jacques Hoyaux, de Jean-Maurice
Dehousse. Ces fonctions m'ont mis très tôt en contact
avec d'autres pays francophones et m'ont fait découvrir la
créativité de bien des sociétés en
même temps que les difficultés de bon nombre de pays du
Sud.
J'ai perçu aussi l'intérêt pour les franco-phones
belges de nouer des partenariats avec d'autres peuples francophones
et perçu la force du multilatéral fondé sur une
communauté linguistique pour apporter des réponses
collectives aux grands défis, diversité culturelle,
éducation, protection des minorités
J'ai découvert aussi que mon pays, la Belgique, était
sans doute le seul pays du monde à considérer la langue
française non comme une langue internationale mais comme une
langue régionale!
N.d.F.: Quelles sont les principales étapes de votre parcours professionnel?
R.D.: Après mes études, j'ai travaillé 2
ans à la RTBF Liège et ai contribué à la
mise en place de Radio-Télévision-Culture (RTC) aux
côtés de Robert Stéphane.
Ensuite, j'ai occupé des fonctions dans l'administration de
l'Université de Liège, notamment celle de directeur de
résidence universitaire et responsable des relations
extérieures. J'ai été le directeur de cabinet de
Jean-Maurice Dehousse, Ministre de la Culture en 1977 et en 1980
à la Présidence du gouvernement de la Région
Wallonne.
C'est durant cette période que j'ai noué avec
Charles-Etienne Lagasse, directeur de Cabinet de François
Persoons, des liens très forts qui me permettront de mieux
comprendre les problèmes rencontrés par les
Francophones de Bruxelles. En janvier 1983, Charles-Etienne sera un
de mes adjoints pour mettre en place l'instrument de politique
extérieure des francophones de Wallonie et de Bruxelles, le
CGRI aujourd'hui WBI.
En 1997, lors du Sommet francophone de Hanoï, j'ai
été nommé administrateur général
de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie (aujourd'hui
l'OIF) aux côtés successivement des Secrétaires
Généraux Boutros-Boutros Ghali et ensuite, le
Président Abdou Diouf, jusqu'en 2006, où j'ai
été désigné Commissaire de l'année
Senghor.
N.d.F.: Quel est votre meilleur souvenir au cours de votre carrière? Et le pire?
R.D.: Le meilleur souvenir est, certainement, la participation
de la Communauté française de Belgique au premier
Sommet de la Francophonie, en février 1986. Une reconnaissance
formidable de notre capacité internationale. Avec Lucien
Outers, notre premier Délégué
général à Paris, nous étions parvenus
à convaincre les partenaires, surtout la France pays
hôte, de nous accueillir sur un pied d'égalité
avec les États. A l'époque, une vraie première
et un statut que nous enviaient nos amis québécois.
Mon principal regret, sans doute mon incapacité à
convaincre les autorités de la Francophonie de réunir
au moins une fois les représentants des 32 gouver-nements des
entités ou pays qui ont la langue française comme une
de leurs langues nationales. A mon sens, ils devraient constituer le
noyau dur de la Francophonie. Il est donc urgent de faire le point
sur leurs difficultés et leurs besoins.
N.d.F.: Lors de nos reportages, plusieurs intervenants ont pointé du doigt le manque de visibilité de la Francophonie. Que leur répondez-vous?
R.D.: Selon moi, c'est le message confus de la Francophonie qui
est la cause de ce manque de visibilité.
Comment faire comprendre que cette Francophonie réunit des
pays qui, de fait, n'ont aucun rapport à la langue
française?
Comment faire prendre au sérieux le discours de la
Francophonie sur l'égalité femme-homme alors qu'elle
accepte en son sein le Qatar comme associé et comme
observateurs la Hongrie, qui refuse de signer la convention
d'Istanbul contre la violence faite aux femmes, et la Pologne, qui
interdit l'IVG?
Comment convaincre que la Francophonie est un acteur de la
démocratie politique quand on voit la situation confuse de
tant de pays membres?
N.d.F.: Dans votre livre, vous expliquez que, suite à la réduction des moyens disponibles, la Francophonie doit cesser de se disperser et s'attacher à des chantiers prioritaires (p. 153). Quels sont ces chantiers prioritaires?
R.D.: En 2007, le budget disponible pour les programmes de
coopération s'élevait à 52 millions d'euros
(sans les salaires). En 2021, ce budget n'est plus que de 22,5
millions.
Un montant dérisoire quand on connait les besoins des pays
membres et le nombre de projets envisagés!
Il est donc plus qu'urgent de resserrer les actions sur des
programmes pour lesquels la Francophonie peut apporter effectivement
une plus-value.
Donc, à mes yeux, principalement tout ce qui touche à
la langue française et à la diversité
culturelle, à l'éducation
N.d.F.: Qu'apporte la Francophonie à la Fédération Wallonie-Bruxelles et vice versa?
R.D.: La Francophonie est un espace extraordinaire de
coopération pour la Fédération
Wallonie-Bruxelles. Des liens étroits ont pu se nouer avec
d'autres gouvernements francophones mais aussi, et c'est
également important, entre des institutions, des associations,
des créateurs.
La Fédération est reconnue comme un partenaire
prioritaire, non seulement à cause de son apport financier (la
FWB est le 3ème bailleur de la Francophonie après la
France et le Canada) mais surtout, à cause du haut niveau de
ses experts impliqués dans les programmes de l'OIF et des
opérateurs. Par exemple, nos universités sont bien
actives au sein de l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et
la RTBF est une des chaines fondatrices de TV5 Monde.
Notre participation à la Francophonie aux côtés
de grands États constitue également au plan interne,
une affirmation politique forte de notre capacité
internationale.
N.d.F.: Comment voyez-vous l'avenir de la langue française dans le monde?
R.D.: Je ne suis pas pessimiste car la démographie peut
nous rassurer. L'Afrique francophone connaît une progression
aussi rassurante pour la langue qu'interpellante pour le
développement. Les chiffres en attestent.
C'est, effectivement, la démonstration de l'utilité du
français pour le développement de ces pays qui les
convaincra de garder cette langue commune en partage. L'avenir de
notre langue est donc lié à la place que nous
parviendrons à lui garder pour le développement du Sud.
Mais la langue française doit aussi apparaître pour
l'ensemble du monde , Nord comme Sud, comme porteuse de
modernité. Je me réjouis, à cet égard,
que le Sommet de 2021 (Tunisie) soit consacré à la
question du numérique, de l'accès et des contenus en
français.
Nous devons aussi tirer les vraies conséquences du Brexit car
c'est l'anglais qui se positionne en concurrent de notre langue et je
comprends mal pourquoi certains entendent maintenir une place aussi
importante à l'anglais dans les échanges
européens.
N.d.F.: Que pensez-vous de l'isolement de la minorité francophone en Flandre?
R.D.: Une situation regrettable et qui devrait davantage
mobiliser les francophones.
La Francophonie prétend exprimer son soutien aux peuples
francophones. Ainsi, les minorités francophones de bien des
pays bénéficient de la solidarité active de
l'OIF et de ses opérateurs. Par exemple, les 3.000
francophones de Sainte Lucie, les 80.000 du Vanuatu, les 120.000 de
Chypre, les 128.000 de Lituanie
Mais qui se préoccupe des 310.000 francophones de Flandre?
Ne peut-on imaginer que la Francophonie apporte son soutien à
l'APFF afin que celle-ci puisse aider des associations situées
en Flandre pour poursuivre leurs activités en
français?
Sans doute, vu notre organisation politique interne, la
Fédération Wallonie-Bruxelles ne peut intervenir pour
des activités qui se situent sur le territoire de l'autre
Communauté mais, puisque la Belgique fédérale
est membre de la Francophonie elle devrait soutenir une telle
démarche!
Propos recueillis par Anne-Françoise COUNET