Nouvelles de Flandre
La genèse du système graphique: Écrire le français, quelle histoire!

Il n'est pas simple de transcrire une langue qui n'a jamais eu d'écriture. Pour le français, les savants du Moyen ge se sont tournés vers le modèle qui leur était familier, l'alphabet latin. Le français n'étant pas du latin, il a fallu mettre au point un nouveau système graphique, ce qui a demandé du temps. Et l'histoire n'est pas terminée...

Le plus atypique de la famille des langues néo-latines

Les autres langues romanes (italien, espagnol, etc.), en se dégageant du latin, au début du Moyen ge, se sont moins éloignées de la "langue mère" que le français: celui-ci a connu l'évolution phonétique la plus forte: les mots français sont plus courts d'une syllabe au moins, l'usure phonétique les a affectés davantage.

Le latin populaire, en passant par la bouche des Gaulois et plus encore après l'arrivée des Germains, s'est érodé, les mots se sont comme écrasés sur eux-mêmes: les diphtongues se sont réduites, les voyelles suivies d'un "m" ou d'un "n" se sont muées en voyelles nasales faisant disparaitre la consonne.

Enfin, sous le poids de l'accent tonique, les syllabes non accentuées se sont effacées, métamorphosant ainsi de nombreux mots, notamment ceux qui étaient accentués en latin sur l'antépénultième (avant-avant-dernière) syllabe. Le latin "hOspitem" (accent sur la première syllabe) a donné "hôte", un mot qui n'a plus grand-chose à voir avec le mot latin d'origine, alors qu'en italien, en roumain, en espagnol, la syllabe atone (la 2e) a conservé à ce mot un plus grand air de famille: ospite (it.), huésped (esp.), oaspete (rou.).

Inventer des stratagèmes

Le système graphique du latin, c'était son alphabet. Pour les voyelles: cinq phonèmes vocaliques représentés dans l'écriture par cinq signes: A - E - I - O - U. C'était simple. Plus tard, quand il fallut écrire les nouvelles langues dérivées du latin, c'est toujours cet alphabet qui servit de référence. Chaque langue s'est alors efforcée d'imaginer des moyens pour l'adapter aux particularités de sa prononciation. Par exemple, le latin n'avait pas le son "n palatal", comme dans Espagne, grogner. L'italien a choisi de le transcrire par le groupe "gn". En catalan, c'est "ny": le mot qui s'écrit "xampany" se prononce "champagne". En français, ce fut un groupe de trois lettres "ign", ce qui explique la forme "oignon" qui se dit "ognon", orthographe recommandée aujourd'hui. L'écrivain Michel de Montaigne s'appelait, de son temps, "montagne". Chez nous, comparons la prononciation de "Jodoigne" et "Loupoigne".

Utiliser l'alphabet latin tel quel, c'était vouloir faire entrer un grand pied dans une chaussure trop petite. Nous n'avons en effet que vingt-six lettres pour trente-six phonèmes (16 voyelles, 3 semi-voyelles, 17 consonnes, voire 19). Avec seulement six signes, comment noter les seize voyelles françaises, les nasales, les arrondies (U, EU, O fermé), le E sourd? Comment transcrire ces sons nouveaux?

On a inventé des trucs: par exemple unir deux signes. Pour les nasales, on écrira la voyelle suivie d'un m ou d'un n. Le E sourd, typique du français (la lettre la plus nombreuse au jeu de scrabble), a été transcrit E, alors que dans les autres langues latines, ce signe a la valeur d'un é ou d'un è. Du côté des consonnes, la spirante chuintée que le latin ne connaissait pas, sera transcrite par la combinaison C + H (chien, acheter). Il a fallu créer aussi des accents, sous l'influence de grands auteurs et de grammairiens, et des imprimeurs, un métier qui venait de faire son apparition.

Le rôle de l'imprimerie

Au milieu du 15e siècle, l'imprimerie va permettre la mise au point d'un système graphique structuré. Un humaniste, Robert Estienne, a l'idée de "distinguer les mots par l'écriture": par exemple en écrivant exprès des lettres qui ne s'entendent pas pour différencier les homophones, si fréquents en français, et rassembler les familles de mots. Avant lui, tout ce qui se prononçait "kont'" s'écrivait indifféremment "conte", le récit, l'addition ou le titre nobiliaire. Désormais, ce sera_: un conte, un conteur, conter, raconter / faire ses comptes, compter, un comptable... / le comte et la comtesse, un comté, un vicomte.

Dès lors, notre orthographe tournait le dos aux options étymologique et phonétique au profit de l'option idéographique. Cette "écriture pour la vue" est plus complexe pour celui qui écrit &endash; il doit maitriser toutes les règles du code &endash; en revanche, elle simplifie la tâche du lecteur: nombre d'ambigüités disparaissent grâce à la discrimination des homophones. La langue française est quelquefois qualifiée de "claire": il est possible, en effet, qu'elle offre, à l'écrit, plus de précision que d'autres langues; un texte français ressemble à un itinéraire balisé de signaux, de repères (aussi par le jeu des accords: masculin, féminin, singulier et pluriel), qui sont pareils à des lumières clignotantes évitant au lecteur de se perdre.

Quant à l'option phonétique, bien qu'elle ait été envisagée, elle ne pourrait pas fonctionner en français en raison, justement, des nombreux cas d'homophonie et de polysémie. Écrire "l'o" au lieu de "l'eau" compliquerait la lecture. Cet exemple est un cas extrême qui nous ramène à l'histoire du mot: la graphie "eau" rend compte d'une prononciation très ancienne "éaouw" à laquelle avait abouti le latin "aqua". Avec le temps la prononciation s'est simplifiée, mais pas l'écriture, qui s'est figée.

Simplifier ou moderniser l'orthographe?

Il n'en reste pas moins que notre orthographe contient encore trop de résidus de vieilles habitudes faussement savantes, voire de réformes non abouties.

Fin des années 1980, le Conseil supérieur de la Langue, composé de spécialistes de plusieurs pays francophones, a présenté un rapport visant une simplification de l'orthographe française. Approuvé à l'unanimité par l'Académie en décembre 1990, ce projet a pourtant été mal accueilli, jugé trop timide et non contraignant. À présent, les divers Conseils de la langue veulent aller plus loin. Leurs travaux portent sur la révision des règles de certains accords grammaticaux &endash; par exemple l'invariabilité du participe passé avec avoir &endash; et la rationalisation des consonnes doubles, un système complètement anarchique. Cela dans l'espoir que toute la francosphère s'entende un jour sur une authentique réforme de l'orthographe, pour le bien des usagers et la diffusion encore plus large du français. Affaire à suivre.


Robert MASSART


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