Nouvelles de Flandre
Simenon: l'écrivain du siècle

Et s'il était l'écrivain du XXe siècle par excellence ? Celui qui nous a campé, dans sa solitude au milieu de la foule, le citoyen formaté, engendré par la société de masse, l'homme qui regardait passer les trains, le train-train de la vie, mais aussi les trains de mesures qui le broient et l'alignent, qui veulent le conformer à un projet sans objet, une sorte de commun dénominateur, déshumanisé à force de se vouloir universel ? Simenon est le romancier de cet individu-là ; isolé certes, et en même temps si interchangeable.

Chez Stendhal, chez Balzac, même chez Zola, on a encore affaire à des figures singulières, des « personnalités », hautes en couleurs et en singularités. Chez Simenon, ce sont le plus souvent des hommes sans qualités qui hantent les romans, sans particularités plutôt (n'est-ce pas ainsi qu'on aurait dû traduire les Eigenschaften du titre du roman-somme de Robert Musil ?), des figures souvent conditionnées au point de se confondre avec la grisaille ambiante.

Jean-Baptiste Baronian parle à propos de Simenon de « roman gris », et il a raison. Non seulement parce que Simenon a été à la fois l'un des pionniers du roman noir, et l'hôte de la fameuse collection blanche chez Gallimard, ce qui représente un fameux écart qu'il a été le premier écrivain à accomplir. Mais aussi parce qu'il a exploré mieux que personne cette tranche d'histoire qu'est l'exact milieu de son siècle, époque marquée par des tragédies et des bouleversements sans équivalents, mais aussi par le quadrillage social qui en est le phénomène le plus inquiétant.

Pour traduire cela, Simenon, en créateur génial, a mis au point une écriture qui s'adresse naturellement au plus grand nombre tout en se nourrissant d'une vision du monde personnelle, et des plus enracinées. Il est resté toute sa vie le gamin de Liège qui servait la messe en Outremeuse, microcosme qui ne cessa d'être le paramètre d'un globe-trotter qui sillonna l'Afrique, trouva très longtemps refuge en Amérique, après avoir fait voile sur les voies d'eau de la Mer Baltique à la Méditerranée... Citoyen du monde, enfant de Liège, Simenon se définit par cette double appartenance. Elle déterminera le cadre de son centenaire. Né en 1903, mort quelques semaines avant la chute du Mur de Berlin, Simenon, de fait, aura accompagné son siècle, et en aura intégré les incidences sur la condition de l'artiste, et plus précisément de l'écrivain. Il est l'héritier des feuilletonistes du XIXe, à travers ses écrits de jeunesse, mais il entreprend le virage vers la littérature de grande consommation, celle des livres vendus dans les présentoirs de gare, et des romans qui se prêtent aisément à la transposition cinématographique. Cette transition, il en a été le pionnier visionnaire. Avec une grande lucidité d'homme d'affaires en plus : lorsqu'il a racheté ses droits de suite à Arthème Fayard, il n'avait que trente ans, et voyait plus clair qu'un des titans de l'édition parisienne !

L'aspect mercantile de sa carrière est aussi un aspect de son génie. Il est inséparable de son souci de rendre compte du destin de tous, de débusquer la tragédie au coin de la rue, d'être le reflet d'une vaste démocratisation du romanesque, qu'il a subodorée avant tout le monde, et où s'est engouffrée tout un pan de la littérature, sous toutes les latitudes, après lui. En ce sens, le riverain de la rue Léopold a changé notre regard. Cela justifiait bien que son étoile du Nord trouve sa place dans la Pléiade...

 

Jacques DE DECKER

Secrétaire perpétuel de l'Académie royale de langue et de littérature françaises

Article paru dans le numéro 80 (octobre 2002) de la revue "Wallonie/Bruxelles" éditée par la Communauté française de Belgique et la Région wallonne.


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