Nouvelles de Flandre
Le Val d'Aoste laissé-pour-compte de la
francophonie
Si l'on tient compte du fait qu'en Vallée d'Aoste la langue
française a vu le jour en même temps qu'en France;
qu'elle s'est développée dans l'aire d'influence
lyonnaise (aux racines dialectales de laquelle elle se rattache); que
tout le patrimoine littéraire est pratiquement
constitué d'oeuvres écrites en français (si l'on
excepte les deux ou trois dernières décennies),- et que
ce pays figure parmi les invités aux divers Sommets
francophones,- on peut à bon droit s'étonner, et
déplorer, que ses sujets soient maintenant en voie de
"défrancisation" si avancée que leur identité
s'en trouve gravement affectée, pour ne pas dire mortellement
blessée.
Comment a-t-on pu en arriver là, entre les confins de la
Savoie française, de la Romandie helvétique et du
Piémont italien?
De nombreux facteurs sont intervenus, qui se peuvent ranger en
deux catégories: a) les facteurs dont les Valdôtains ont
injustement pâti; b) les facteurs dérivant de leur
insuffisante pugnacité.
A) Se sont ligués contre notre francophonie des
événements qui nous dépassaient:
- La constitution de l'Etat italien en 1861, qui s'est faite au
détriment des langues existantes et en faveur du seul
toscan, afin de symboliser l'unité de façade d'une
mosaïque de provinces disparates.
- L'impardonnable trahison de l'Eglise romaine qui, pactisant
avec Mussolini, a contraint le clergé régional
à ne s'exprimer qu'en italien au mépris de ses
ouailles, qui ne l'entendaient guère.
- L'habituelle indifférence de la France (et son inepte
politique étrangère) face aux persécutions et
aux tracasseries dont les francophones, valdôtains en
l'occurrence, sont l'objet.
- L'émigration hémorragique
résultant des exactions fascistes de l'entre-deux-guerres,
et, concomitante, la pléthorique occupation
italophone destinée à effacer l'ethnie
indigène: en effet, tandis que 25.000 Valdôtains
adultes, des plus entreprenants et déterminés (sur
une population de quelque 90.000 âmes) étaient
conduits à s'exiler, 35.000 italophones ont
été répandus sur le territoire, y imposant
leur langue étrangère et leur mode de vie.
- Les mariages mixtes, favorisés par l'exode de la
meilleure part des autochtones de sexe masculin,- mariages qui,
sous l'autorité renforcée du mâle
allogène, instaurèrent l'italien comme langue
maternelle dans de très nombreux foyers, au lieu du
français et de son doublet dialectal.
B) Quant aux facteurs intestins, nous en dénombrerons
essentiellement quatre:
- L'hémorragie démographique que nous avons
évoquée avait notamment laissé sur place des
personnes âgées ou trop jeunes pour s'expatrier, donc
résignées ou immatures; des collaborateurs du
régime (assez peu nombreux) et des accapareurs naturels,
s'accommodant de la situation et profitant de l'émigration
d'une partie de leur parentèle pour en exploiter les
terres, voire se les approprier tout en jouissant de l'habitat
délaissé. Une élite résistante s'est
bien constituée, réunissant clercs et laïcs
rebelles à la colonisation, mais le rouleau compresseur
fasciste était hélas trop puissant pour qu'elle
pût empêcher sa progression; au moins en
entrava-t-elle la marche. Il reste que c'est ce fond de population
du cru, privé de sa pleine sève, et recélant
une excessive proportion d'éléments
inopérants ou passifs - plus motivés par la
satisfaction des besoins matériels que par le combat
linguistique - qui éduqua, dans un contexte italophone et
dépourvu de conscience historique, les
générations de l'après-guerre.
- Lesquelles générations, maintenues dans
l'ignorance de leurs antécédents, et basculant d'une
économie jusque là des plus précaires dans
les délices de Capoue de la société de
consommation, se laissèrent gagner par le confort d'une
astucieuse politique romaine qui, substituant le bien-vivre
à la coercition, atténua le sentiment de gêne
linguistique et la virulence des réactions à cette
italianisation dès lors feutrée et donc plus
supportable dans un climat de prospérité.
- Un corps de professeurs de français non
inspectés, et inaptes - à quelques exceptions
près - à tirer vraiment parti du peu d'heures
allouées par la perfide "démocratie" italienne
à cette discipline en Vallée d'Aoste ; des
professeurs généralement mal instruits à
l'Université de Turin (depuis toujours hostile à
notre francophonie), souvent dépourvus de conviction,
d'envergure et d'ouverture d'esprit, routiniers, et plus
préoccupés par leur statut professionnel que par la
défense et l'illustration du français.
- Mais le plus dommageable fut la démission -
préludant aux compromissions des clercs et des notables :
d'une part, le nouveau clergé, insoucieux de la
réalité historique, continue, en dépit de la
chute du fascisme et de la latitude que lui octroie le bilinguisme
institutionnel, à se faire l'instrument docile de cet
ethnocide mental qui consiste a priver un peuple de sa
langue-mère (laquelle est loin d'être une langue
négligeable en l'espèce!) - d'autre part, les
grandes familles locales (dont beaucoup s'enrichirent par l'usure
aux dépens du laborieux petit peuple paysan), ainsi que les
rejetons fatigués des derniers « aristocrates »
et les politiciens en quête de pouvoir, de profits et de
clientèle,- S'ils servirent jamais de modèles, ce
fut généralement de modèles d'opportunisme,
sacrifiant sur l'autel de l'intérêt personnel et des
compromissions adéquates, l'avenir linguistique de la
Vallée d'Aoste et la restauration de son
identité.
Qu'en fut-il entre temps de la solidarité des pays
frères: France, Québec, Romandie, Wallonie, à
notre égard?
Il n'en fut rien que d'extrêmement superficiel et
remarquablement inefficace : détachement de divers professeurs
(parfois même trop "détachés"); stages
d'enseignement croisés entre quelques classes; jumelages
prétextes à congratulations et agapes ;
recongratulations et re-agapes interparlementaires; propos de
courtoisie lors de colloques ou congrès francophones,- bref,
l'insignifiante broutille du culturellement correct, mais en aucun
cas la ferme et concertée action diplomatico-médiatique
qui s'imposait.
Indifférence polie que nous retrouvons à tous les
stades: Les Cahiers du Ru, par exemple, la plus réputée
des revues valdôtaines diffusées dans l'espace
francophone (d'ailleurs Grand Prix de la Fédération des
Associations d'écrivains de langue française), ont
élogieusement présenté plus d'une quarantaine
d'auteurs de France, de Belgique (notamment), de Suisse et du
Québec. Or nous attendons toujours un renvoi d'ascenseur alors
que nos éditions - boycottées par les distributeurs
italiens, ignorées des médias, absentes des
étals - demeurent prisonnières du silence dans cette
impasse que leur est la Région Autonome Vallée d'Aoste,
sans que personne n'en ait cure...
Voilà pourquoi, au sein de notre actuel pâté
linguistique, ce qui n'était déjà,
constitutionnellement parlant, qu'une alouette de français
broyée avec un cheval de trait italien, n'est plus
guère qu'une ombre de serin francophone.
Pierre LEXERT
Ecrivain
Directeur de l'Institut valdôtain de la Culture
Rédacteur en chef des Cahiers du Ru
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