Nouvelles de Flandre
Belgicismes et flandricismes (2e partie)


La Belgique sera romane ou ne sera pas.
(Maurice Maeterlinck)


En septembre 1999, les francistes espagnols tenaient leur congrès bisannuel à Santiago de Compostela (actes publiés dans La lingüística francesa en España, Arrecife, 2001; 2 vol.). Parmi eux, André Bénit, de l'Université autonome de Madrid, a prononcé une communication sur "l'insécurité linguistique des francophones périphériques: le cas de la Belgique". Il y déclare entre autres choses (p. 125):

Lorsqu'il décline son identité nationale à un Français, le francophone belge semble, d'entrée de jeu, implorer l'indulgence linguistique de son interlocuteur: "Je suis belge; vous l'aurez sans doute déjà remarqué notamment à mon accent: je sais que je ne parle pas aussi bien que vous; veuillez m'en excuser!" (…) Ce malaise, il n'est pas le seul à en être affecté ; il le partage, semble-t-il, avec de nombreux francophones périphériques au Canada, en Suisse, en Afrique et même dans des régions françaises éloignées de Paris. (…) Ainsi [selon G. Lebouc, Le belge dans tous ses états. Dictionnaire de belgicismes, grammaire et prononciation, Paris, Bonneton, 1998, p. 13], le Belge admire-t-il la faconde française, la virtuosité verbale de certains hommes politiques, le bagout du camelot, si différents de ses hésitations caractéristiques de pays où plusieurs langues se côtoient.

Lors de la même rencontre, María Jesús Pacheco Caballero, de l'Université d'Extremadura, avait tapé sur ce vieux clou. Relevant "les particularités linguistiques du français de Belgique" au travers d'Astérix chez les Belges, elle ne manque pas d'épingler la "confusion (…) entre le verbe savoir et pouvoir ", qu'elle impute à "l'influence flamande" (p. 771).

La différence entre "avoir une science ou une connaissance" et "avoir la possibilité ou la capacité" n'est pas évidente pour les francophones de Belgique. (…) Voyons quelques exemples tirés de notre bande dessinée: "Après des semaines et des semaines d'esclavage, on a décidé qu'on ne savait plus supporter" (p. 14). "Eh bien, si tu sais faire mieux vous autres, ça je veux voir " (p. 16). Pour accentuer l'effet comique, Goscinny se sert de cette particularité linguistique belge même dans des expressions figées du langage. Au cri des Romains "sauve qui peut!", les Belges répondent: "Nous avons vaincu! C'est le sauve qui sait général" (p. 45).

L'imputation n'a rien de neuf. L'exagération non plus. À l'acte II, scène 1 de La belle marinière, Marcel Achard évoque un "canal dans les Flandres" et un éclusier du cru - "moustaches et cheveux blonds, accent belge", précise une didascalie -, qui profère: "Si j'avais su savoir que vous passeriez, j'aurais dit bonjour à Lancelot pour vous, qu'il est passé juste avant-hier". Information prise, la science de l'auteur comique lui venait d'Occupe-toi d'Amélie, par le truchement du pittoresque Anversois Van Putzeboum (la graphie à prétentions phonétiques et les italiques sont de Feydeau):

VAN PUTZEBOUM: - Est-ce que je saïe vous embrasser?
AMÉLIE: - Comment "si vous savez"? Mon Dieu! il me semble que vous êtes plus à même que moi...
MARCEL: - Non! Non! il demande s'il peut.
AMÉLIE: - Ah!... Comment donc.

Sur ce point, les Belges plaident coupables. D'aucuns vont jusqu'à verser dans l'hypercorrectisme (Paul Willems: "Le premier client ne pourrait tarder = "ne saurait").

Les excuses, pourtant, ne manqueraient pas. Énumérons-les.

Première explication: la contamination par le modèle flamand

On sait que les langues germaniques mettent ainsi que le français deux auxiliaires à la disposition des trois notions de 1° capacité, 2° possibilité, 3° permission. Seulement, elles opèrent la coupure entre 2° et 3° (néerlandais ik kan lezen = 'je sais lire' ou 'je peux lire: la lumière y est propice, mes yeux y sont aptes', etc., ik mag lezen = 'je peux lire, j'en ai reçu l'autorisation'), le français entre 1° et 2°. D'où ce constat: une ambiguïté était fatale ici ou là (je peux lire p. ex. = "j'en ai la puissance ou le droit"). Et cet autre constat: n'en déplaise à Feydeau, un Belge poli (ou hypocrite), fût-il nommé Van Putzeboum, sollicite d'une jeune fille "je peux vous embrasser?" = "m'en donnez-vous l'autorisation?". Faiblesse de l'hypothèse: le français de Lorraine, au voisinage de l'allemand, n'en a pas subi, lui, l'influence.

Deuxième explication, généralisant la première: un trait nordique

La "confusion" savoir/pouvoir saute la frontière française, en dégradé de Lille vers Paris. André Thérive conte à ce sujet une anecdote de la première guerre mondiale. Des soldats picards, épuisés, "faillirent être punis, sinon fusillés, parce qu'ils disaient à leur chef je ne sais pas marcher. Ce qui avait l'air d'une plaisanterie de mauvais goût" (Querelles de langage, 3e série, Paris, Stock, 1940, p. 184). Les "Chtimis" du romancier Armand Lanoux ne procèdent pas autrement.

Il se tordait sur son lit. Il lui semblait, comme disent les gens du Nord, qu'il ne saurait plus jamais dormir. (Le commandant Watrin, coll. du Livre de poche, p. 85.)
- Sous-lieutenant Vanhoenacker, dit enfin le Capim, c'est vous qui connaissez le commandant depuis le plus longtemps. Vous allez parler pour nous.
- Non, mon capitaine, dit Van', je ne saurais pas.
Vanhoenacker avait employé naturellement la formule du Nord: "Ne pas savoir" pour "ne pas pouvoir". (Ibid., p. 303-304.)
- Non, docteur, je ne sauros pas rire, docteur, je ne sauros pas rire.
C'était encore un Chtimi, usant toujours de la caractéristique formule du Nord: savoir pour pouvoir. (Le rendez-vous de Bruges, coll. Rencontre, p. 178.)

Troisième explication, coiffant les précédentes: l'archaïsme

En réalité, le bornage de la capacité, de la possibilité, de la permission a pris du temps. "Li mal ne sevent seul venir", écrit Rutebeuf (littéralement: "les maux ne savent venir seuls"). L'ancien et le moyen français du mieux qu'ils purent et surent = "de toutes leurs forces" ne faisait que superlativer l'expression de l'effort. Comparer aussi les vers 3 et 4 au premier quatrain du Sonnet d'Uranie de Voiture: "Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie,/L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir./Et je ne vois plus rien qui me pût secourir/Ni qui sût rappeler ma liberté bannie."

De nos jours encore les zones d'expansion de pouvoir et savoir ne se laissent pas baliser strictement. Impossibilité (physique) versus incapacité (mentale), admettons. Mais les "incapacités physiques" d'Aragon ci-dessous (ou, pourquoi pas, les "impossibilités spirituelles") ?

Alors, il se rappelle qu'il est en état de péché mortel, qu'il n'a pas reçu les sacrements, et voilà qu'il ne sait plus prier, c'est comme une incapacité physique... prier ? qu'est-ce que c'est que prier?... il faudrait prier, il ne sait plus, il pleure: non, il ne pleure pas, il n'a pas de larmes, pleurer ou prier, c'est pareil, qui ne sait plus prier, sait-il pleurer encore? (Aragon, Les communistes, coll. du Livre de poche, IV, p. 343.)

Le tout à fait licite je ne saurais au sens de "je ne puis absolument pas" (avec obstacle interne ou externe) consacre cette proximité sémantique. Voyez Stendhal: "Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer au séminaire en sortant de chez vous"; ou Alfred Jarry: "Je vais être bientôt tellement chargé que je ne saurais marcher si j'étais poursuivi"

Bref, aux yeux du linguiste, l'emploi de savoir en lieu et place de pouvoir trahit une vieille noblesse terrienne sans l'ombre de mésalliance.

Il reste qu'une langue se veut d'abord un outil de communication. Le Belge francophone serait donc bien inspiré d'adopter l'usage majoritaire quand il sort le nez de son territoire en mouchoir de poche.

 

Marc WILMET

Professeur de linguistique à l'Université de Bruxelles (U.L.B et V.U.B.)
Président du Conseil supérieur de la langue française


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