Nouvelles de Flandre
Belgicismes et flandricismes (1re partie)

"Belgicisme" est un vocable attesté pour la première fois en 1811, sous la plume d'Antoine Fidèle Poyart. Il faut dire que jusqu'au début du 19e siècle l'observation occasionnelle de certaines divergences locales dans le maniement du français ne s'accompagnait ici ou là d'aucun sentiment de supériorité ou d'infériorité.

Henri Estienne, grammairien, lexicographe et humaniste de la Renaissance, Parisien bon teint, constatait sereinement (cité d'après Charles-Louis Livet, La grammaire française et les grammairiens du XVIe siècle, Paris, Didier, 1859: 438): "... je laisserai aux Wallons rendre compte de leurs wallonismes; il suffit, si je rends compte de mes gallismes ou gallicismes." Et le Père Jésuite Paquot prononçait le 26 avril 1770, devant la Société littéraire de Bruxelles, un "Discours sur les langues anciennes et modernes reçues dans les contrées qui forment aujourd'hui les XVII Provinces des Pays-Bas et de la Principauté de Liège" dont j'extrais ce passage significatif (cité par Jean Stengers, dans Hommages à la Wallonie, Bruxelles, Éditions de l'Université, 1981: 443).

"... les Wallons ont toujours usé de termes particuliers, et qui n'avaient point de cours vers le milieu de la France; (...) ils ont la plupart une prononciation vicieuse et quantité de phrases éloignées du tour français. Mais ce défaut leur est commun avec toutes les provinces de France, qui ont chacune leur jargon: sans excepter celle où est la capitale du royaume."

Arrive la Révolution française. Après Valmy (20 septembre 1792), après Jemmapes (7 novembre), Dumouriez entre à Bruxelles le 14, le 16 à Malines, le 19 à Louvain, le 22 à Tirlemont. Dans son armée, des officiers wallons mais aussi quelques Flamands. Partout on acclame les Français et leur devise généreuse: "Liberté, égalité" (la fraternité ne complétera la trilogie que plus tard).

Pour apprécier la politique linguistique de la France à l'égard des régions bientôt annexées, gardons-nous des anachronismes. La langue française représente le véhicule par excellence "des lumières", le meilleur obstacle à la perpétuation des hérésies que charrient les patois, qu'il convient donc de combattre et, si possible, d'éradiquer. La conscience de l'époque ne fait de ce point de vue pas grande différence entre les dialectes romans et les idiomes germaniques. D'ailleurs, les nouveaux départements ne visent nullement à l'homogénéité linguistique. Le français n'est-il pas en Flandre ainsi qu'en terre romane utilisé par l'aristocratie, la grande bourgeoisie? On le parle en Europe à la cour de Frédéric II ou à celle de la Grande Catherine. Pourquoi, dans ces conditions, voudrait-on hâter une évolution qui paraît inéluctable? En 1927, les linguistes Damourette et Pichon aiment toujours s'en persuader (Essai de grammaire de la langue française, Paris, d'Artrey, s.d., I, §25).

"Dans la Flandre belge, avant le mouvement politique dit flamingant, la bourgeoisie avait résolument adopté comme langue de culture la langue française, langue officielle du royaume belge, et le flamand ne fonctionnait guère à cette époque que comme un patois. Les influences germaniques malheureusement renforcées par l'occupation allemande pendant la guerre de 1914-1918 et qui n'ont pas désarmé depuis la commune victoire de la France et de la Belgique, ont compromis la suprématie de notre langue et rendu quelque vigueur aux parlers flamands, qui trouvent d'ailleurs un appui dans la langue hollandaise à laquelle ils sont presque identiques. La réduction définitive des parlers flamands à l'état de patois du français en est malheureusement retardée."

C'est donc dans le droit fil du jacobinisme qu'agit Poyart quand il publie ses Flandricismes, wallonismes et expressions impropres dans le langage français (édition originale: Bruxelles, 1806; rééditions 1811, 1821 et 1830).

En 1815, Napoléon est vaincu à Waterloo. Le traité de Vienne associe les Pays-Bas du sud aux Pays-Bas du nord. Chute d'un rideau de fer face à la France et tentative - avortée - de néerlandisation. Après 1830 et la constitution de la Belgique, malgré l'élection par le jeune état du français comme langue prioritaire, le maintien de la frontière politique méridionale se double de facto d'une perméabilité accrue de la frontière linguistique septentrionale, favorisant d'une part la persistance en vase clos des habitudes ancestrales, d'autre part l'éclosion de tournures allogènes. Commence alors une ère de traque puriste et passablement masochiste, quelle que soit la dénomination sous laquelle on l'exerce, des Belgicismes de Joseph Benoît (1857) aux Wallonismes d'Isidore Dory (1877) et aux Corrigeons-nous du Père Deharveng (1933); de la kyrielle d'opuscules et de chroniques Parlons mieux et autres Ne dites pas... mais dites aux ultimes Chasse aux belgicismes (1971) et Nouvelle chasse aux belgicismes (1974) de Joseph Hanse, Albert Doppagne, Hélène Bourgeois-Gielen.

Mais qu'est-ce exactement qu'un belgicisme?

Passé les réalités administratives (préfet, bourgmestre, échevin, minerval, académique...) et les spécialités alimentaires (pistolet, couque, gosette, cramique, praline...), plus quelques termes d'argot estudiantin (copion, brosser, bisseur, buser...), on trouverait fort peu de tours qui soient à la fois connus de tous les Belges et inconnus de tous les non Belges. Marion Spickenbom (Belgizismen in französischen Wörterbüchern und Enzyklopädien seit Anfang dieses Jahrhunderts, Münster, 1996) borne sa liste à... 42 exemples. De quel français régional ne pourrait-on en dire autant? Le récent Dictionnaire des régionalismes de France sous la direction de Pierre Rézeau (De Boeck Duculot, 2001) répertorie nos déjeuner, dîner, souper - avançant d'un rang par rapport au modèle parisien ces repas respectifs -, chef-lieu, flamiche, fête votive, le quatre heures, rester à 'habiter', sous-tasse, etc.

On aura beau jeu de montrer que tel emploi est attesté hors de Belgique (avoir facile/difficile en Normandie et en Bourgogne, qu'est ce que c'est pour en Savoie, leur deux en Bretagne, vous me direz quoi dans le Nord, pour moi lire, pour nous manger dans le Nord et le Nord-Est...), que tel autre appartient au répertoire populaire (si j'aurais su, je cherche après [Titine], aller au coiffeur/médecin..., je l 'ai besoin, je n'en peux rien, ça je sais/crois/connais...) ou n'accuse chez nous qu'une fréquence supérieure (les impersonnels il sonne, il sent le brûlé... 'on sonne, ça sent le brûlé...', la clausule de politesse omniprésente s'il vous plaît 'voici', tel que 'tel quel', ça fait que 'de sorte que', le superlatif en fort...). Jouer avec (Jean, nous...) efface ni plus ni moins le nom ou le pronom que courir après, marcher derrière...

Au total, pas de quoi s'émouvoir. Si l'on excepte les emprunts drolatiques du bruxellois: volle gaz, brol, kot..., nous avons affaire à beaucoup d'archaïsmes (la plupart honnis des puristes, qui se félicitent au contraire - la cohérence n'est pas leur fort - d'une résistance opiniâtre de la double négation: je n'irai pas tenant la dragée haute à j'irai pas).

Par après abonde chez Descartes. Cent et un, mille et un gardent la conjonction de vingt et un, trente et un, quarante et un... En rue côtoie le toujours vivace en pleine rue. De l'argent assez 'assez d'argent' survit au naufrage des "indéfinis" postposables: maint, plusieurs, beaucoup... et aucun, maintenu dans p.ex. sans gêne aucune. Endéans, quoique belge de naissance, semble-t-il, a d'incontestables lettres de noblesse, ainsi que il y en a de ceux, dérivé en ligne directe de l'ancien français assez i ot de ceux...

Nous avons rarement affaire à l'authentique influence d'un substrat wallon ou flamand.

Sont wallonnes: la perpétuation du "verbum vicarium" non fait, si fait..., la préposition dans de dans ses pieds 'aux pieds' ou la préposition zéro de tourner 'tourner en'.

Sont flamands: moi bien et encore bien calqués sur ik wel 'moi oui/si' et nog wel 'peut-être'; si vite sur zo gauw 'aussitôt', jouer avec sur mee spelen, à la rigueur autant sur zo veel 'tant, autant' et ça goûte? sur smaakt het? 'ça plaît?' Mais, attention, tirer son plan 'se tirer d'affaire' a contaminé le néerlandais zijn plan trekken, non l'inverse, et parfois le flandricisme soutient un conservatisme (p. ex. mettez-vous, appuyé sur zet u 'asseyez-vous'; être en deuil pour à sens causal, sur in de rouw zijn voor), ou il contribue à le spécialiser (p.ex. s'il vous plaît traduisant mot à mot alstublieft).

En guise d'illustration, il faudrait réserver un développement spécial à ce qui ressort aux yeux de nombreux observateurs, même non professionnels, comme le trait marquant, par son abondance et sa régularité, du "français des Belges": l'empiétement de l'auxiliaire savoir sur pouvoir.

Ce sera l'objet d'un prochain article.

 

Marc WILMET

Professeur de linguistique à l'Université Libre de Bruxelles (U.L.B et V.U.B.)
Président du Conseil supérieur de la langue française


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