Nouvelles de Flandre
Michel de Ghelderode ou la fureur d'écrire

Il aurait cent ans aujourd'hui, le poète maudit qui, en 1962, se croyant oublié de tous, a rendu à son Créateur son âme tourmentée; ignorant qu'il manquait de peu le prix Nobel.

Il serait surpris, sans doute, de constater à quel point son œuvre continue d'être appréciée un peu partout de par le vaste monde… même, quelquefois, en Belgique. Et il en aura fait couler de l'encre! La sienne d'abord: pâle et violette; pâle comme son teint de perpétuel malade, violette comme sa noblesse d'emprunt. Et cette encre, il la fit couler d'abondance: pour écrire quelque quatre-vingts pièces de théâtre, une centaine de contes et poèmes, plusieurs centaines d'articles et chroniques en tous genres pour journaux et revues de tous bords (le Rouge et le Noir, la Flandre littéraire, le Journal de Bruges, le Carillon, particulièrement La Renaissance d'Occident); et surtout une volumineuse correspondance à travers laquelle on découvre l'homme et ses espoirs, ses déceptions, ses naïvetés, ses enthousiasmes, ses mesquineries, ses ambitions, ses revers, mais aussi, mais surtout, son immense besoin de reconnaissance, de compréhension, d'amour. Que de contradictions émaillent ces milliers de lettres, que de protestations d'amitié qui se veulent uniques, éternelles, mais qui, souvent, ne se confirment ni ne se poursuivent, quand elles ne se muent pas en haine farouche!

Impossible de ne pas rendre ici un vibrant hommage à Roland Beyen. Sans sa persévérance, son travail acharné à rétablir certaines vérités à travers textes, lettres, témoignages, documents en tous genres, sans son apport, considérable, monumental, définitif, quelle serait aujourd'hui l'image que l'on aurait de Ghelderode? L'immense somme de documents qu'il a classés, répertoriés, annotés, commentés, confrontés, nous permet une approche plus juste, plus riche, et surtout plus nuancée, de l'homme et de son œuvre.

Mais Roland Beyen n'est pas le seul à avoir fait couler l'encre à propos de notre prolifique dramaturge, et la liste des essayistes, chercheurs, journalistes, étudiants, metteurs en scène et autres admirateurs ou détracteurs est longue!

Ainsi, un homme qui ne se présentait certes pas comme un intellectuel a provoqué, au sujet de son œuvre et de sa personne, une quantité impressionnante de commentaires, d'exégèses, d'essais, d'articles, de thèses ou mémoires… et ce n'est pas fini! Le propos n'étant d'ailleurs pas ici d'ajouter une analyse de plus à la grande quantité d'ouvrages érudits et souvent fort perçants qui existent déjà, édités ou non. Simplement, l'auteur de ces lignes cherche à deviner - plutôt qu'à comprendre, ce qui lui parait relever de l'inaccessible - ce qui poussait cet homme à tant écrire, avec une telle frénésie et une telle constance.

Je ne puis m'empêcher de voir, dans l'abondance même de son œuvre, une volonté panique d'échapper à la mort. Certes, c'est là sans doute ce qui meut tout écrivain, voire tout artiste, tout créateur. Il est clair que l'œuvre laissé derrière soi traduit, avant tout, un désir de prolonger son existence, de ne pas disparaitre tout à fait, de se maintenir, au moins sous une forme, présent dans la communauté des vivants. Mais cette pulsion - si c'en est une - prend chez Ghelderode une dimension compulsive, presque obsessionnelle. Elle semble le tyranniser, ne lui laissant ni trêve, ni répit! Le fait qu'il ait, au début de la guerre de 1914, vu la mort de près, n'est sans doute pas étranger à cette frénésie de produire de l'écrit. Toute sa vie, une maladie pratiquement permanente l'a accompagné, comme pour lui rappeler sans cesse sa précarité, son statut d'homme: pauvre fantoche qu'une simple secousse pouvait, à l'instant, escamoter comme une vulgaire marionnette. Ah! ces marionnettes qui le fascinaient tant! Il faut dire qu'elles correspondent bien à son univers: objets inanimés mais qui, par la toute-puissance du génie humain, vivent et meurent à volonté, sans réelles conséquences. Maitrise donc &endash; toute magique, bien sûr -, mais combien efficiente, du jeu de la vie et de la mort. La farce de la Mort qui faillit trépasser ne constitue-t-elle pas à elle seule, sous cet éclairage, un condensé de la problématique ghelderodienne?

La Mort! Cette mort qui lui inspire - écrit-il - une trouille verte(1), il va, à travers son œuvre entier, s'en moquer afin, l'ayant ainsi - magiquement - amoindrie, de mieux s'en éloigner, ou, à tout le moins, d'en atténuer la toute-puissance.

Mais les œuvres publiées - et/ou représentées - s'adressent au grand public, donc à une foule anonyme et oublieuse. Voilà qui ne saurait combler valablement le besoin de reconnaissance, de compréhension et d'amour qui hante notre homme. Il lui faut plus, il lui faut mieux: il a besoin, comme de cet air qu'il respire si difficilement, d'être accepté, reconnu, apprécié, aimé, par des êtres identifiables, individualisés, non simplement par une foule anonyme, fût-elle considérable.

Et l'auteur, pourtant prolixe et fécond, d'œuvres aussi denses que la Balade du grand macabre, Barabbas ou Mademoiselle Jaïre, de se lancer à corps perdu dans une autre forme de quête, plus ciblée, plus personnalisée: celle de la reconnaissance tangible, concrète, immédiate et intense d'amis qu'il voudra éternels et fidèles au-delà de tout. Les foules passagères pour le triomphe contre la Mort en extension, et les amitiés durables et vivaces pour la victoire contre le néant en profondeur. Ces amitiés, il les voulait intenses, chaudes et généreuses. Il n'y a pas à s'y tromper, les termes que l'on rencontre à travers sa correspondance appartiennent bel et bien au langage amoureux, à peine tempéré par la dimension indéniablement humoristique qui accompagne ce type de lettres. Voici en quels termes il termine une missive à son grand ami Marcel Wyseur: Je te bénis, et baise, te cajole, te régale, te loue, t'exalte, te chéris. En esprit et en vérité, [signé:] Ghelderode premier(2). Cet affectueux lyrisme est d'ailleurs fort bien payé de retour puisque Wyseur s'adresse à son ami en ces termes: Ma tendre Gidouille truffée(3)… Et Ghelderode: Je t'embrasse et t'aime et t'enveloppe de mon haleine verlainienne. [signé:] Saint Michel(4) Ou plus fort encore: Je suis ton frère empenné, ensoleillé, altéré, et débordant comme un hanap d'une mousse de tendresse. [signé:] Saint Michel(5).

Il n'est pourtant pas question de relever chez l'auteur de ces lignes enflammées la moindre trace d'homosexualité, du moins consciente. Affaire d'époque, toute-puissance d'un sur-moi forgé par l'éducation peu permissive reçue chez les Messieurs-prêtres(6)? Possible, probable même. À l'intensité de ces protestations d'amitié correspond assez naturellement, comme leur contrepoids naturel, la vigueur de ses rejets qu'il faut probablement mettre sur le compte d'amères déceptions.

Quoi qu'il en soit, cette double quête orientée simultanément vers le grand nombre anonyme et le cénacle restreint d'amis courtisés puis dédaignés, voire honnis, nous renvoie l'image, en fin de compte attachante, d'un homme, simple mortel - et terrifiquement conscient de l'être - en lutte vive et combien féconde contre une angoisse existentielle d'une intensité peu commune. Il serait d'ailleurs bien peu pertinent d'enfermer Ghelderode dans la seule image de l'angoissé pantelant. Il était parfaitement capable de juxtaposer propos amers et affirmations résolument optimistes, voire authentiques explosions de joie de vivre(7). C'est, avant toutes choses, cette dimension de l'homme Ghelderode que la Fondation qui porte son nom s'emploie à mieux faire connaitre et apprécier(8).


1. Ma Magie rouge, c'est la peur bleue, c'est la trouille verte que j'ai de la mort, cité par Paul Neuhuys lors de la conférence qu'il donna à Verviers le 30 mars 1962.
2. Lettre à Marcel Wyseur, datée du 12 janvier 1930, dans Correspondance de Michel de Ghelderode 1928-1931, tome II, établie et annotée par Roland Beyen, Labor, Bruxelles, 1992, lettre n° 218, pp. 210-211.
3. Lettre de Marcel Wyseur à Ghelderode, datée du 28 janvier 1930, ibid., lettre n° 222, pp. 215-216.
4. Lettre à Marcel Wyseur, datée du [5] avril 1930, ibid., lettre n° 239, pp. 235-236.
5. Lettre à Marcel Wyseur, datée du 23 juillet 1931, ibid., lettre n° 343, pp. 338-339.
6. Ghelderode a fait ses études préparatoires et le début de ses classiques à l'Institut Saint-Louis (entre 1906 et 1914).
7. […] Les hommes n'ont de grandiose que leur sexe et d'immuable que leur médiocrité originelle. Dieu a raté l'homme! Mais je ne sais pourquoi la Vie malgré tout est souveraine et belle. Il faut vivre mon cher l'existence minuscule. C'est la victoire! Lettre à Geert van Bruaene, datée du 1er janvier 1923, dans Correspondance de Michel de Ghelderode 1919-1927, tome I, établie et annotée par Roland Beyen, Labor, Bruxelles, 1991, lettre n° 64, pp. 84-85.
8. Fondation internationale Michel de Ghelderode, 101, rue Traversière, 1210 Bruxelles, téléphone et télécopie: 32.2.219.26.74. Courriel: fondation.ghelderode@skynet.be. Site internet: http://www.ghelderode.be.

 

Jean-Paul HUMPERS
Comédien, metteur en scène, administrateur délégué de la Fondation Ghelderode

Texte paru dans la Revue générale de mai 2000, numéro consacré à « Nos lettres ».

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