Nouvelles de Flandre
Diversité de la langue française

"Un francophone, c'est d'abord un sujet qui est affecté d'une hypertrophie de la glande grammaticale, quelqu'un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d'une conscience, une conscience langagière volontiers narquoise et qui lui demande des comptes sur tout ce qu'il dit ou écrit."

En hommage à mon prédécesseur et excellent ami, Jean-Marie Klinkenberg, permettez-moi de vous proposer pour réflexion liminaire cette phrase qu'il livre dans le catalogue accompagnant l'Exposition "Tu parles!? Le français dans tous ses états".

Il a raison. Même si, à titre personnel, je chicanerais un peu l'adjectif grammatical, car, voyez-vous, il y a grammaire et grammaire: d'une part la grammaire professionnelle des linguistes - et de ce côté-là, aucune hypertrophie à craindre -, d'autre part la grammaire des "amateurs de beau langage", "arbitres des élégances" et autres "gendarmes des lettres", la grammaire des "ne-dites-pas-mais-dites" et des thuriféraires de l'"accord du participe passé des verbes pronominaux"…, particulièrement virulente chez nous - il serait cruel de citer des noms, d'ailleurs tel n'est pas mon propos, malgré la démangeaison…

Revenons à nos moutons, sans bêler.

L'image d'Épinal, trop souvent intériorisée au plus profond de la conscience francophone, d'une langue française unitaire relève de la pure fiction, périodiquement recolorée néanmoins par l'idéal - social, qu'on ne s'y trompe pas - ou l'épouvantail, c'est selon, du "bon usage" (dans la pratique, celui de la bourgeoisie parisienne cultivée); par les attitudes à la Commandeur de quelques Institutions (en fer de lance, vous vous en doutez, l'Académie française, dont les prétentions à "dire le bon français" ne s'appuient guère sur les compétences réelles de ses membres: le dernier expert à siéger parmi les écrivains, les diplomates, les militaires, les prélats… fut le philologue Gaston Paris, mort en 1903).

Ajoutons, j'aurais mauvaise grâce à le taire, moi, professeur, les prescriptions normatives paralysantes du cours de français. Écoutez parler nos élèves sur le chemin de l'école ou dans les cours de récréation: ils ne se débrouillent pas mal; passé le seuil de la classe, ou sollicités par un micro, ils deviennent patauds, empêtrés, vocabulaire pauvre et syntaxe hésitante.

Non, la langue française, et c'est heureux, se diversifie au gré de multiples facteurs.

Diversification historique

Le français usuel, charriant en son centre une quantité d'archaïsmes - grâce auxquels le patrimoine littéraire se transmet: Zola, Balzac, Hugo, Voltaire, Molière…, de moins en moins Rabelais, presque plus Villon, et plus du tout, sauf apprentissage adéquat, Rutebeuf ou le Picard Jean Bodel…, voit naître incessamment à sa frange extérieure des néologismes: zaper, loubard, parapentiste…, les abréviations par aphérèse: pitaine, tiag, zique, zness…, ou par apocope: chimio, homo, info, resto, schizo…, appart, fac, intox, occase, petit dèj, provoc, quadra, trouduc…

Diversification géographique

Le français a de tout temps emprunté aux idiomes voisins: au normand (des termes maritimes essentiellement: babord, tribord, bastingage…), à l'arabe (les perles de la civilisation que sont l'alcove, le matelas, l'alcool et l'algèbre…), à l'italien (le caprice, le cavalier et le colonel…), à l'espagnol (le camarade, le caramel et la sieste…), au portu-gais (le bambou, la banane et le tapioca…), à l'allemand (la guerre, le sabre, aussi la choucroute et l'accordéon…), au hollandais (la bière, le crabe, mais encore la gaufre et, on ne le sait pas toujours, le coq…), à l'anglais (sport, tunnel - retour des anciens français desport 'délassement', tonnelle 'trou dans le feuillage' -, tatouage, wagon…), à l'américain (gangster et manager, K.O. et O.K. - abréviation universelle de « all correct »…).

Diversification socio-professionnelle

Les jargons, que les linguistes nomment des sociolectes. Les argots: la "langue verte" qu'ont popularisée le roman et les films policiers (mézigue, bibi, ringard, toubib…), le louchébem (la langue cryptée des bouchers parisiens: louf 'fou', louftingue…), le javanais (jave nave savé pava 'je ne sais pas'…) et le verlan (ripou, meuf, keuf, zoublon 'blouson', laisse béton 'laisse tomber'…).

Diversification fonctionnelle

Un locuteur n'emploie pas le même idiome au sein de sa famille, entre amis, devant ses collaborateurs ou lors d'une réunion académique. Brassens était passé maître de ces navettes. André Tillieu, l'"ami belge" (qui est Tournaisien) m'a montré un billet que le chanteur-poète avait griffonné à l'intention de deux ou trois copains utilisateurs de sa discothèque: "Ayez pour agréable (expression du grand siècle, fréquente chez La Bruyère ou Madame de Sévigné) de reclasser les disques après utilisation, sinon je m'emmerde trop à chercher."

Mesdames, messieurs, le français appartient à tous ses utilisateurs. "Rendons-le-leur", telle fut toujours la politique du Conseil de la langue. Encourageons les pratiquants quotidiens à exprimer leurs idées, leurs impressions, leurs sentiments, leurs jugements, leurs émotions…

Avec le concours du Service de la langue, les lignes de force ont été retracées:

 

Marc WILMET
Président du Conseil supérieur de la langue française

Extrait de l'allocution prononcée à Tournai, le 23 février 2001, pour le lancement de l'opération "La langue française en fête".


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