Nouvelles de Flandre
Femme, jusqu'au bout des mots...

Une voiture fonce à tombeau ouvert. L'accident est inévitable. Le père meurt. Le fils est gravement blessé. Il est transporté à l'hôpital. Le chirurgien de garde déclare: "Je ne puis l'opérer: c'est mon fils!"
Si vous racontez cette histoire, vos amis et amies se lanceront dans les propositions les plus saugrenues pour expliquer cette dernière phrase. La réponse est pourtant simple: le chirurgien n'est autre qu'une chirurgienne, la mère de l'enfant.

Cette anecdote nous ouvre les yeux: nous sommes tellement habitués à ne rencontrer que des hommes dans certaines professions, que nous imaginons mal des femmes dans le costume d'un président-directeur-général, d'un général, d'un cascadeur, d'un... barman. De même, un homme qui veut être sage-femme, ce n'est pas courant et l'instituteur maternel a parfois du mal à se faire admettre dans son école auprès des parents.

Les choses évoluent...

Pourtant, me direz-vous, les choses ont changé ces vingt dernières années : de nombreuses femmes ont accédé à des postes prestigieux, des politiciens réclament la parité des sexes dans leur parti, Madame Unetelle fait la nique à Monsieur Untel pour être en tête de liste (et elle y arrive), etc.

Certes, tout évolue. Au point que la Communauté française a adopté le 21 juin 1993 un décret décrivant la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre et qu'une brochure comportant mille-cinq-cents noms masculins avec leurs correspondants féminins a été éditée sur ce sujet (1).

La France renâcle

Les débats récents en France concernant la manière d'appeler les ministres féminins montrent que la question n'est pas close. L'Académie française s'est opposée à la décision du gouvernement français d'adopter aussi le féminin pour les hautes fonctions de l'État.

La circulaire du Premier ministre du 6 mars 1998 (Jour de la Femme!) ne faisait pourtant que rappeler qu' "il y a plus de dix ans, le 11 mars 1986, [son] prédécesseur, Laurent Fabius, adressait aux membres du Gouvernement une circulaire prescrivant la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre dans les textes réglementaires et dans tous les documents officiels émanant des administrations et établissements publics de l'État.

Cette circulaire n'a jamais été abrogée mais elle n'a guère été appliquée jusqu'à ce que les femmes appartenant à l'actuel Gouvernement décident de revendiquer pour leur compte la féminisation du titre de ministre. Elles ont ainsi engagé un mouvement qu'il faut poursuivre afin que la féminisation des appellations professionnelles entre irrévocablement dans nos mœurs."

Revenant légèrement en arrière, le Secrétaire perpétuel Maurice Druon est même allé jusqu'à dire: "D'accord avec "Madame la Ministre" dans le langage oral mais pas à l'écrit."! Sur une station de radio française, Jean Dutourd a même affirmé: "Dire Madame la Ministre, c'est comme si on disait Monsieur la boulangère."! Ne frôlons-nous pas le ridicule? (2)

Heureusement, la plupart des femmes politiques (pas toutes hélas) n'hésitent plus à se faire appeler "Madame l'Échevine", "Madame la Ministre"

Rien n'est neutre!

La féminisation des noms de métier, de grade et de fonction est une des occasions qui nous permet de prendre conscience que le langage n'est pas neutre, que la fameuse règle grammaticale "le masculin l'emporte sur le féminin" est plus lourde de sens que nous ne le pensons.

Pourtant, le passé nous avait montré l'exemple avec des féminins utilisés pour de hautes fonctions comme prieure, diaconesse ou même... papesse) tout comme pour des métiers plus courants: la tisserande n'était pas l'épouse du tisserand mais bien l'ouvrière qui tissait.

Certes, l'on peut comprendre que la générale, la colonelle ou l'ambassadrice n'aient jamais désigné que les épouses des messieurs qui exerçaient les métiers correspondants puisqu'à une époque pas si lointaine, il était impensable qu'une dame s'engage dans l'armée ou la diplomatie. Plus étonnant, au XIXe siècle, l'étudiante désignait la maitresse de l'étudiant. Depuis qu'elle a acquis le droit d'user ses fonds de jupe sur les sièges de l'université, l'étudiante a le sens que nous lui attribuons aujourd'hui.

Madame le Directeur reçoit Madame la Directrice

Le gros problème, c'est que les adversaires de cette féminisation contestent le plus souvent celle du nom des hautes fonctions. Ils ne sont jamais attaqués à institutrice, vendeuse ou épicière. S'ils se moquent de cuisinière, ce n'est que parce que ce mot peut évoquer dans notre esprit un fourneau de cuisine (alors que le premier sens est apparu au XIIe siècle et le second au XIXe). S'ils acceptent directrice, ce sera seulement pour une directrice d'école mais la dame responsable d'un service au Ministère (de la féminisation?) aura droit, elle, au titre de "Madame le Directeur".

Car, dans leur esprit, il s'agit là d'une fonction qui peut être remplie par une personne, quels que soient son sexe ou son appartenance politique. Ils rappellent que le masculin joue le rôle du neutre en français, genre dont notre langue, contrairement à d'autres, est dépourvue, comme l'italien, l'espagnol et le portugais. Ils affirment que l'emploi du neutre assurera la continuité. Ainsi un ministre entrant en fonction et remplaçant une ministre à l'occasion de nouvelles élections pourrait argüer du fait que telle circulaire antérieure est signée de "la ministre" pour ne pas l'appliquer au cours de la nouvelle législature. Sommes-nous en plein délire?

Il faut dire que l'usage ne suit guère dans les entreprises et que dans les annuaires professionnels, les femmes continuent à se présenter comme directeur-général, conseiller, consultant ou associé, fières probablement d'avoir accédé à un poste jusque là réservé aux hommes! Où le féminisme va-t-il se nicher?

Le gendarme s'est marié(e) en robe blanche

Si l'on ne fait aucune concession à la féminisation, l'on aboutit facilement à des quiproquos. Rappelons-nous l'histoire de madame Prieur, capitaine dans l'armée française mais d'autre part agent secret compromis dans l'affaire du Rainbow Warrior et pour ce fait, assignée à résidence sur un atoll polynésien. En 1988, elle fut rapatriée parce qu'elle allait devenir maman. Le communiqué officiel annonçait "Le capitaine Prieur est enceinte", ce qui mit les journaux dans l'embarras pour la rédaction de leurs titres.

Question de société ou de grammaire?

En France, la Commission de terminologie et de néologie, consultée par le Gouvernement, a remis un rapport mi-figue, mi-raisin, admettant les formes féminines dans certaines conditions (au bas d'un texte officiel, dans le courrier) mais les rejetant dans le corps des textes administratifs où elle continue à considérer le masculin comme étant neutre. Cette légère concession a provoqué le commentaire suivant de la part de l'Académie française: "Par un souci de courtoisie, la Commission a admis que, 's'agissant des appellations utilisées dans la vie courante (entretiens, correspondances et relations personnelles) concernant les fonctions et les grades, rien ne s'oppose, à la demande expresse des individus, à ce qu'elles soient mises en accord avec le sexe de ceux qui les portent et soient féminisées ou maintenues au masculin générique selon les cas.' Ce qui signifie poliment qu'il est loisible aux femmes ministres, femmes présidents, femmes directeurs d'administration générale, comme à tout un chacun, de commettre des fautes de français et d'en faire commettre à leur entourage. Mais dans le privé seulement." C'est dire si grammaire et conception du monde font bon ménage!

Une longue histoire

Dès 1935 pourtant, l'Académie admet dans son Dictionnaire des noms comme postière, artisane, exploratrice, éditrice, aviatrice, bucheronne, électrice, candidate ou même pharmacienne et plus tard, dans les éditions ultérieures, apparaitront banquière et championne. Elle prétend se fonder sur l'usage. Si ces mots ont été repris dans le Dictionnaire (remarquez la majuscule!), c'est qu'ils étaient employés dans la vie courante et dans la littérature.

Mais l'Académie s'oppose à certaines formes: enquêteuse est bon (bonne?), dit-elle mais enquêtrice est mauvais. Auteure, professeure, docteure sont des "lubies" (bravo, les Québécois)! Elle rejette cheffesse au nom des allusions érotiques que ce terme ne manquerait pas de provoquer et amatrice vu le calembour possible (bien que porté sur la chose, j'ai dû chercher). Jean-Jacques Rousseau l'employait déjà et Littré le trouvait pourtant "bon et utile".

Elle propose d'ajouter "femme" aux cas difficiles (lorsque le mot résiste à la féminisation), alors une femme-auteur, un écrivain-femme ou une femme-écrivain? (3) Ou encore une femme homme-grenouille ou (mais là je m'égare, je le reconnais) un homme femme-grenouille. Sincèrement, j'y perds mon latin, si pas mon français!

L'œuf ou la poule?

Certains s'inquiètent également de voir soudain le langage précéder en quelque sorte les usages sociaux. Ainsi, utiliser Madame la Conseillère en lieu et place de Madame le Conseiller va-t-il amener de plus en plus de femmes à ce poste dit prestigieux? En d'autres termes, modifier le langage va-t-il modifier la société ? Le langage ne doit-il pas se contenter de refléter les usages courants? Une action volontariste sur la langue (que ce soit dans le domaine de l'orthographe ou de la féminisation) est-elle de mise? Autant de questions intéressantes mais qui risquent de laisser la langue dans l'état où nous l'avons trouvée.

Ne doit-on pas faire confiance, comme le proposent les adversaires de la féminisation, au "génie de la langue"? Personnellement, au risque de paraitre prétentieux, je préfère faire confiance à mon propre génie (et à celui de nombreux utilisateurs de la langue française). Donc, vous l'aurez compris, je suis persuadé que nous pouvons influencer l'évolution du français.

Quelles règles?

Pour féminiser, les règles ne manquent pas. Signalons d'abord que beaucoup de mots supportent facilement la féminisation (une notaire, la peintre, que l'on trouve déjà chez Jean de La Fontaine, la ministre, une comptable, la juge). Les mots terminés par une consonne se contentent en général de l'ajout d'un "e" (une artisane, la magistrate, une présidente) parfois en doublant la consonne (une maçonne, une mécanicienne) ou en l'accompagnant d'un accent (une conseillère, la préfète). Les noms en -eur se féminisent en -euse (une carreleuse, une camionneuse). Les noms en -teur font leur féminin en -trice (une éducatrice, une rectrice) ou en -teuse (une rapporteuse). Les formes féminines en -eure (professeure, auteure) sont utilisées depuis longtemps au Québec mais ne semblent pas s'implanter chez nous. Prieure et supérieure avaient pourtant montré la voie mais il est vrai que ce sont des adjectifs comparatifs passés dans la catégorie des noms. Mais pourquoi pas une professeur, une auteur comme une ardeur, la langueur, et tant d'autres mots féminins en -eur?

Et ailleurs?

Bizarrement, ce sont les communautés francophones que je qualifierai d'"extrêmes" (le Québec, la Suisse et la Belgique francophones) qui ont été les plus sensibles à cette question.

Au Québec, la réflexion entamée en 1979 a abouti en 1982 à des recommandations d'emploi qui entérinaient souvent un usage déjà existant.

En Suisse, bien entendu, ça dépend des cantons! Ceux de Genève et de Berne ont été les plus actifs.

En France, malgré une circulaire de 1986, la question de la féminisation revient régulièrement sur le tapis: l'année 1998 n'a pas échappé à la règle.

 

Henry LANDROIT

 

Ce texte suit les recommandations orthographiques du Conseil supérieur de la langue française.

Article paru dans le Ligueur du 17 mars 1999.

(1) Mettre au féminin. Guide de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. Service de la langue française, Bd Léopold II 44, 1080 Bruxelles.
(2) Oui.
(3) Cela dépend probablement si elle est plus souvent devant son écritoire que dans la cuisine.


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