Nouvelles de Flandre
Henri Storck, "le pionnier multiple"

L'expression est de Jean Queval dans son étude consacrée à Henri Storck en novembre 1976 (Festival national du film belge, 1976). Elle se réfère moins à la diversité des genres visités par le cinéaste qu'à la maitrise des différentes étapes de la confection d'un film. Notons-le en passant : avant le Canadien Norman Mac Laren, Storck inventa la technique du dessin sur pellicule.

Cette diversité est une forme d'amour du cinéma qui s'étend à tous les stades de la fabrication et de la création. Elle est le trait qui unit l'artisan à l'artiste. Trait d'union aussi entre deux « métiers », ceux du peintre et du cinéaste, où l'on pratique le même respect du matériau. Et ce ne sont pas seulement les hasards de l'existence mais les affinités électives qui ont amené Storck à fréquenter ou à lier amitié avec les James Ensor, Jules Spilliaert, Constant Permeke ou Félix Labisse. Comme eux, il est avant tout un œil. Son regard sur les choses est percutant, révélateur, chaque cadrage de ses documentaires (films sur l'art, le folklore, la misère humaine et sociale) ou courts métrages de fiction le vérifie. Il serait néanmoins injuste de confiner son talent à ce seul critère, car Storck possède aussi "l'oreille intérieure". Nombre de ses films impliquent grâce au rythme de la succession des plans une forme de métrique qui est la musique silencieuse du cinéma.

Toute vie professionnelle comprend des épisodes clés pouvant susciter des orientations. Il semble qu'il y en ait eu au moins deux dans le cas de Storck.

Il a désigné lui-même le premier, qui se passa durant son enfance. Un gosse de son école lui avait volé un imperméable et, plainte ayant été déposée, le petit Henri participa à l'enquête et fut emmené par un policier lors des perquisitions chez différents parents d'élèves, les plus pauvres, bien sûr. Là il vécut avec un grand malaise l'humiliation des familles suspectées et découvrit une pauvreté qu'il ne soupçonnait pas. Cette expérience lui laissa une trace douloureuse et ne fut pas étrangère, a-t-il dit, à son souci de montrer la misère des défavorisés et de promouvoir un cinéma d'inspiration sociale.

Le second est plus aléatoire. Lors d'un gala bruxellois où était présenté M. le Maudit, Fritz Lang était là et apprécia un court métrage de fiction qui avait ouvert la séance. Il s'agissait de Une Idylle à la plage (1931). Lang aurait volontiers emmené le jeune cinéaste belge en Amérique, mais cette invitation, pour une raison ou l'autre, ne fut jamais transmise à son destinataire. Si les choses s'étaient passées autrement, Henri Storck se serait-il fondu dans le système hollywoodien? C'est possible, étant donné sa faculté d'adaptation, mais en ce cas nous aurions été privés d'une série de précieuses monographies sur nos artistes et notre folklore sans oublier le regard généreux sur les mineurs et les paysans. Notre patrimoine artistique en aurait été appauvri. D'autre part, cet Ostendais à part entière, ce "Flamand géographique" (comme il a été dit), ce francophone parlant couramment le néerlandais et à cheval sur deux cultures n'aurait-il pas souffert de déracinement ? La question s'apparente au nez de Cléopâtre…

Plusieurs critiques tiennent Misère au Borinage (1933), en coréalisation avec Joris Ivens, pour son maitre film. Il n'est néanmoins pas sans défauts. Quelques scènes trop visiblement reconstituées (même si l'on ne doute pas de leur authenticité) affaiblissent la portée du témoignage. En outre, Ivens, poète de l'écran, mais cinéaste que son engagement idéologique prive de toute nuance critique, tire, semble-t-il, le constat vers l'agit-prop à la manière soviétique. Le film se termine sur une profession de foi fondée sur la vulgate marxiste. Malgré tout, les images ont une force et une densité remarquables parce qu'elles révèlent une situation de détresse et d'injustice parfaitement scandaleuse qui appelle la révolte.

Symphonie paysanne a été tourné pendant la guerre (de 1942 à 1944). Sans avoir eu l'occasion de revoir le film, j'en ai conservé un très beau souvenir. Axée sur les quatre saisons comme autant de mouvements, cette "symphonie" montre la vie et les travaux des paysans avec un réalisme d'une grande poésie. Les images en noir et blanc ont beaucoup d'énergie et de rayonnement. Storck a réalisé là ses Géorgiques… On sent que le cinéaste a pu prendre son temps pour composer une fresque dont la trame est précisément le temps cyclique. Peut-être est-ce son œuvre la plus élaborée et la plus belle. Une ode plus qu'un documentaire.

Henri Storck est né à Ostende en 1907. On ne va pas revenir sur les différentes étapes d'une vie et d'une carrière particulièrement longues et riches de rencontres. Quelques repères suffiront. Et d'abord, l'enfance une fois de plus. La vocation précoce est souvent révélée par un jouet. La scène de théâtre miniature avec ses personnages fut importante pour le petit Henri comme elle le sera quelques années plus tard pour le petit Ingmar (Bergman). Avec la caméra Pathé Baby format 9,5 mm, le rêve prend consistance et le jeu se mue en apprentissage. Nous sommes dans les années 1927-1928. Le passage de l'amateurisme au professionnalisme s'effectue rapidement avec des commandes passées par l'État. Simultanément les rencontres importantes se multiplient : Léon Moussinac, Germaine Dulac, Jean Vigo. C'est le travail à Paris aux Buttes-Chaumont, ensuite aux studios niçois de La Victorine. D'autres rencontres certes: Flaherty, Eisenstein, entre autres. Storck a une fenêtre ouverte sur le monde. C'est un Belge à vocation européenne, mais qui, en partie par nécessité, en partie par gout, revient se ressourcer dans son pays et y travailler. Y travailler difficilement, car il n'existe à ce moment aucune politique belge en matière de cinématographie. Cela explique une œuvre qui sera abondante et bigarrée, mais à laquelle sa forte personnalité imprime une cohérence.

Sa tentative de fiction de long métrage est illustrée par Le banquet des fraudeurs. C'est un échec qui peut s'expliquer par différentes raisons. D'abord, la destinée originelle du film était un sujet documentaire sur la suppression des frontières en Europe occidentale. Le passage ultérieur à la fiction souffre d'une certaine hybridité. Ensuite, la réalisation semble coincée entre la production manière folklorique et zwanze à la Gaston Schoukens et une "francité" due à un casting principalement étranger (le scénario et les dialogues de Charles Spaak ne pallient pas cet inconvénient). Enfin, le moment ne semble pas du tout propice à ce démarrage d'un cinéma belge de fiction tel qu'allait l'impulser André Delvaux une quinzaine d'années plus tard.

Il serait erroné d'en tirer la conclusion qu'Henri Storck n'aurait pu faire une partie de sa carrière dans la fiction. Des court métrages comme Une Idylle à la plage révèlent des qualités d'humour, de fraicheur et de dérision qu'il aurait pu sans doute développer dans la comédie s'il avait eu l'opportunité d'en tourner.

Reste qu'à travers le foisonnement des courts métrages documentaires ou autres et des monographies diverses, le mérite essentiel d'Henri Storck aura été d'apporter une contribution inestimable à la conservation de notre patrimoine artistique, littéraire, folklorique, social, géographique, etc., tâche qu'il a poursuivie jusqu'à la fin de sa vie (création du Fonds Henri Storck). Au titre de "pionnier multiple", on pourrait donc ajouter celui "d'archiviste de notre mémoire". Ce qui ne l'a d'ailleurs pas empêché d'être de plain-pied dans le présent et de n'avoir jamais cessé d'encourager nos jeunes cinéastes à leurs débuts dans une carrière à risques.

Henri Storck est mort le 17 septembre dernier. Il avait à ses côtés sa compagne généreuse, Virginia Leirens, qui l'a soutenu jusqu'à ses derniers moments alors que cet homme toujours aussi passionné de cinéma qu'au temps de sa jeunesse était devenu aveugle et ne pouvait plus regarder les films qu'il aurait tant aimé voir.

 

Jean LEIRENS

Article paru dans la Revue générale de novembre 1999, numéro consacré à la langue française et à la francophonie.
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