Nouvelles de Flandre

Charles Quint, un empereur pour l'Europe

Paru en 1990, en langue allemande, chez Amalthea Verlag (Vienne-Munich), le substantiel ouvrage d'Otto de Habsbourg, «Charles Quint, un empereur pour l'Europe», parait aujourd'hui en français (1), complété par des illustrations, un tableau généalogique de la famille des Habsbourg (l'auteur, Otto de Habsbourg, fils ainé de Charles, dernier empereur d'Autriche-Hongrie, et de Zita, et chef actuel de la maison des Habsbourg, descend de Charles Quint à la quatorzième génération) et une importante bibliographie, tous cahiers dus à Pierre Houart.

Dans son très intéressant avant-propos, l'auteur souligne que l'image des siècles révolus, telle qu'elle se présente à la postérité, n'est pas fixe et immuable. Chaque génération voit les précédentes sous un aspect différent; chaque nation, chaque communauté culturelle, chaque Eglise juge les périodes antérieures en partant de son propre point de vue, même si les faits sont universellement admis. L'Occident n'a eu une conception unitaire de l'histoire qu'au Moyen Age. (...) Avec le déclin du Moyen Age chrétien, l'unité se brisa. (...) Sur le plan historico-politique, le conflit entre les empereurs et les pontifes romains annonça la fin d'une époque. (...) Vers 1500, l'humanisme et la Renaissance ne s'éloignaient guère des profondes croyances de la Chrétienté médiévale, tandis que, sur le plan politique, s'entrechoquaient la vieille conception de la communauté des peuples chrétiens et les nouvelles idées nationales. Charles de Bourgogne, dernier empereur de l'Occident et créateur d'un nouvel empire au-delà des confins de l'Europe, appartenait, sur le plan des croyances et de la philosophie, au Moyen Age. Tandis que, dans son esprit souple et ingénieux, surgissaient déjà des idées typiques de la nouvelle époque, il devait, comme représentant de la vieille tradition de l'Empire d'Occident, de l'unité chrétienne et de la communauté culturelle de l'Europe, rester souvent incompris de ses contemporains. Avec le développement des idées-forces nouvelles, les siècles qui suivirent furent incapables de saisir le monde de Charles Quint, que les tenants des nouvelles croyances considéraient comme le type même d'un système de pensée opposé au leur. Sa grandeur personnelle et son rôle véritable furent oubliés.

A ressusciter son illustre aïeul sous ses traits véritables et à montrer combien, aujourd'hui, cinq-cents ans plus tard, à l'heure de l'œcuménisme et du dialogue interreligieux, à l'heure où l'idée de l'union européenne, en dépit des difficultés, prouve qu'en politique aussi un cycle nouveau vient de s'ouvrir, il apparait que Charles Quint, que les «modernes» du siècle passé considéraient comme le dernier combattant d'une arrière-garde, fut en fait un précurseur, c'est à quoi s'emploie ici Otto de Habsbourg avec une chaleur et une conviction que le lecteur n'est pas long à partager.

Car il ne peut aborder sans quelque prévention, le lecteur, ce livre écrit par un Habsbourg sur le plus célèbre Habsbourg de la lignée. On a beau savoir qu'Otto de Habsbourg est docteur en sciences politiques et sociales, qu'il est président depuis 1973 de l'Union panaeuropéenne internationale et qu'il fut membre du Parlement européen de 1979 à l'an dernier, on craint une hagiographie d'autant plus opportune en cette année de commémoration. Même si, bien entendu, la piété (arrière-arrière...-petit-)filiale et l'esprit Habsbourg s'inscrivent en filigrane de tout l'ouvrage, on se rassure néanmoins très vite : le portrait de Charles Quint, rigoureusement fidèle au modèle, tord le cou à bon nombre de vieilles idées reçues et restitue ses véritables dimensions tant à l'empereur qu'à l'homme intérieur.

Si l'on regrette un certain déséquilibre dans la relation de la vie de Charles Quint - Otto de Habsbourg ne parle que fort peu des Pays-Bas, par exemple, si chers à son aïeul, alors que, Habsbourg avant tout, il s'étend dans le détail sur les épisodes allemands... Il fait l'impasse presque complète sur les enfants naturels, Don Juan et surtout Marguerite de Parme, citée seulement deux fois presque en passant, alors que, comme l'écrit Karl. J. Burckhardt, il [Charles Quint] sera obligé de reconnaitre que les enfants de ses heures de faiblesse (...) étaient doués de cette vigueur et de cette énergie (physique et morale, N.D.L.R.), dont il était rempli lui-même alors qu'il était encore le meilleur cavalier et le meilleur escrimeur de la cour de Bourgogne &endash;, on suit avec un intérêt soutenu tous les épisodes de cette vie si tumultueuse et plus encore, l'évolution psychologique de cet homme qui fut grand par son empire, grand dans ses succès, mais plus grand encore peut-être dans ses échecs.

Et Dieu sait combien il en rencontra à tous les âges de sa vie, face à une Eglise que scindait en deux la Réforme, face à un empire toujours en ébullition quelque part, face aux ennemis de l'Occident et de la Chrétienté, face aux problèmes engendrés dans le Nouveau Monde, face à l'alliance franco-turque, aux paysans allemands, à la duplicité papale, face surtout à ces alliés mouvants et douteux contre lesquels, profondément intègre - même ses ennemis les plus acharnés ne pouvaient échapper au prestige d'un homme qui unissait un savoir très vaste, une longue expérience et une grande sagesse avec un courage physique, un sens des responsabilités et une absolue rectitude morale -, il se défendait mal. Incontestablement, l'Empereur manquait de sens pratique quand il plaçait les principes chrétiens et chevaleresques au-dessus des habiletés de la politique machiavélique. En le critiquant, on oublie cependant qu'il représentait la Couronne d'un Saint-Empire. Celle-ci n'est pas avant tout symbole de la puissance, comme le sont les insignes des autres rois. Elle signifie que son porteur doit servir la justice et la paix, et, par conséquent, faire preuve de confiance à l'égard du frère chrétien et de croyance en la bonté de l'homme. Charles Quint resta fidèle à ce devoir, même après de nombreuses déceptions.

Ce n'est pas un des moindres mérites de l'ouvrage d'Otto de Habsbourg que d'avoir mis en évidence ce qui distinguait à l'époque l'empereur des autres rois, combien sa fonction fut avant tout pour Charles Quint d'ordre moral et spirituel et combien toute sa vie et toute sa personne furent inféodées à ce qui était pour lui sa mission: fédérer l'Empire et l'Occident et protéger la Chrétienté. Son détachement presque inhumain par rapport à son propre sort provient de son effort conscient pour faire disparaitre la personne derrière la fonction. Et il le fit jusqu'à la fin, jusqu'à cette abdication, dont on ne peut jamais relire sans émotion le discours si profondément humain prononcé à Bruxelles.

 

France BASTIA

(1) Editions Racine, Bruxelles.
Article paru dans la Revue générale de février 2000, numéro consacré au siècle de Charles Quint.
La Revue générale applique les rectifications orthographiques proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l'Académie française.


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