Nouvelles de Flandre

La légende du Zwyn

Avant que ma mémoire à son tour ne s'enlise et ne devienne une eau dormante, je veux vous dire la légende du Zwyn, cette rivière de mon pays que le sable étouffa.

En ce temps-là, le Zwyn enlaçait de ses eaux souples et vivantes des villes superbes où les vaisseaux du monde entier jetaient l'ancre chaque jour. Là, contre draps et velours, s'échangeaient les cargaisons lointaines de pierres et d'épices que l'Europe ensuite se partageait. Là, des princes fastueux donnaient d'incomparables fêtes où se déployaient librement le talent et le génie de tout un peuple d'artistes. Là, devant les établis et devant les métiers, devant les chevalets et devant les enclumes, s'épanouissait au rythme invariable des cloches et des carillons, dans le travail et l'opulence, un âge d'or tel que notre pays n'en avait jamais connu. Et tout cela, oui, tout cela disparut comme un songe le jour où le Zwyn étouffa.

La terre était féconde ; la rivière coulait, les vergers fleurissaient et le blé, le temps venu, poussait dru après les semailles... Qu'auraient-ils pu craindre les gens de chez nous? Les éruptions, les typhons, les tornades, les raz-de-marée et les tremblements de terre sont le lot des pays de soleil. Chez nous, si le ciel est plus bas, la vie est plus sûre... Du moins le pensaient-ils et la guerre elle-même, qui leur était familière, ne les effrayait pas. Ils se relevaient plus forts après la saignée et retrouvaient la paix comme on rentre chez soi. Hélas, comment auraient-ils pu imaginer que le destin de leurs villes allait dépendre d'un nuage?

En cette fin du XVe siècle, une brise imprévue dirigea vers nos terres un nuage étranger venu de l'horizon. Les hommes, courbés vers une terre aux fruits trop abondants, ne le remarquèrent point. Cependant, né de l'autre côté des flots, de mer Méditerranée et de père inconnu, ce nuage était d'un blanc étincelant, une espèce de nuage albinos comme il en traine au-dessus des déserts. A la fraicheur piquante et maritime des stratus qui s'effilent à l'horizon, il joignait la rondeur nacrée de nos gros cumulus. En un mot, c'était un nuage extraordinaire, nouveau, exotique, qui trainait derrière lui un insolite parfum d'eau de mer et de sable chaud.

Les nuages de chez nous le virent approcher avec curiosité et le regardèrent avec méfiance: d'où venait-il, que faisait-il, où allait-il, que voulait-il? Le nuage inconnu subit cet assaut avec un flegme que l'on trouva dédaigneux.

Avait-il réellement quelque dessin obscur? On en discute encore. Il semble toutefois, avec le recul du temps, qu'il était arrivé là par le plus grand des hasards. Quoi qu'il en soit, il ne put répondre aux questions qui lui étaient posées. Peut-être simplement ne comprenait-il pas la langue du pays, qui était belle, mais rugueuse et fort différente de la sienne. Peut-être la foule l'intimidait-elle. Peut-être était-il de nature secrète et silencieuse. Les autres nuages pensèrent qu'il leur était hostile puisqu'il ne disait rien. Sa couleur laiteuse, sa forme superbe, son exotisme, tout fut critiqué, tout déplut. On l'appelait «le Corse», «le légionnaire» ou encore «le Persan» et comment diable pouvait-on être Persan?

Le nuage étranger n'avait cure du trouble qu'il semait à son insu. Il admira vite la terre féconde et riche qu'il surplombait et, quand il fut mûr et gonflé à point, il voulut joindre son eau à celle des autres nuages et enrichir avec eux cette terre d'Occident qu'il avait adoptée. Les nuages du pays s'insurgèrent. Comment! Une pluie étrangère sur ce sol bien à eux! Ils repoussèrent le grand nuage.

Une fois, deux fois, trois fois, celui-ci renouvela sa tentative. Puis un jour, de lassitude, il s'éleva très haut dans le ciel et ne bougea plus. Les autres furent satisfaits: le sol ne serait pas pollué. Et, comme l'étranger ne bougeait plus, on le laissa tranquille, puis on l'oublia...

Tout seul, là-haut, le nuage albinos se mit à réfléchir. Que pouvait-il faire d'autre ? Aucun souffle ne le poussait plus, il demeurait immobile. Il observait la mer, les terres battues des vents, les champs, les campagnes. Il devint savant. Il apprit le mouvement des astres et celui des marées. Il suivit le cours des rivières et celui, plus lent, des grands fleuves. Il admira la splendeur vivante de nos cités, la beauté des beffrois et celle, fugitive, de notre ciel mouvant. Par-dessus tout il aima nos dunes qui lui rappelaient le chant du désert. Une fois encore, dérivant vers le sol, il essaya d'exprimer son amour et ses connaissances, mais les nuages le repoussèrent avec la même obstination. Aussi ne revint-il plus. Mais, de temps à autre, quand la nuit était claire et la plage déserte, il descendait et s'étendait sur le sable, comme une brume. Dès que l'aube s'étirait sur la mer, il remontait lentement, emportant avec lui un peu de notre sol, un peu de notre terre.

Les années passèrent. Le nuage vieillit. Il aurait voulu finir ses jours près des flots qui l'avaient vu naitre, mais il était trop tard, les forces lui manquaient pour entreprendre le voyage. Il regarda, nostalgique, passer les oiseux migrateurs et les fixa si longtemps dans le soleil que sa vue s'obscurcit. Il eut envie de pleurer, mais s'aperçut alors que le grand âge et la tristesse l'avaient desséché. Ses dernières gouttes venaient de s'évaporer dans la lumière. Il ne contenait plus désormais que le sable qu'il avait arraché aux dunes. Alors, impuissant et désolé, le nuage descendit doucement à l'aveuglette...

Il voulut se coucher sur la plage, mais le vent le poussa vers l'intérieur des terres. Le nuage comprit, juste avant de mourir, qu'il allait faire le malheur de ce sol que, jadis, il avait tant désiré enrichir. Il fit un effort suprême pour s'éloigner de lui en direction des dunes, mais le vent le plaqua au cœur de l'estuaire...

Voilà comment le Zwyn s'ensabla et comment s'endormirent, pétrifiées, au bord de leurs eaux mortes, de vivantes cités que rien n'aurait pu vaincre, mais qu'un nuage albinos étouffa.

 

France BASTIA

Nouvelle parue dans la Revue générale de mai 1999, numéro consacré à la Flandre.
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