Nouvelles de Flandre

Le français, langue vivante

Ma formation ne m'avait guère poussé à l'ouverture linguistique. Comme vous, j'ai appris le français à travers un ensemble de règles, de normes, d'orthographe sacro-sainte (particulièrement celle du participe passé des verbes pronominaux). Bref, tout ce qu'il faut pour tomber dans le purisme radical et dans l'intransigeance linguistique.

Et petit à petit, mon purisme s'est assoupli. Pourquoi, me direz-vous ?
Tout simplement parce que le purisme invétéré freine la créativité et souvent même l'entrave. Si la langue française s'est enrichie, c'est beaucoup plus par les poètes qui laissent des mauvaises herbes dans leurs parterres de fleurs que par les gendarmes de l'orthodoxie linguistique, qui étouffent jusqu'aux germes de la création.

Je me fais donc l'apôtre d'une langue vivante et je refuse de considérer le français comme une langue agonisante, presque morte, c'est-à-dire figée.

Tout au cours de son histoire, la langue française a été créatrice par ses échanges et ses ressourcements. De tout temps, la langue française a cherché à s'enrichir, du moins en ce qui concerne le vocabulaire.

On en trouve un premier exemple à la Renaissance, alors que le français a à peine 3 siècles, avec la Défense et Illustration de la langue française de du Bellay (1549), qui, pour mieux asseoir le français, conseillait aux écrivains de puiser dans le lexique grec, dans le lexique latin, d'accueillir des termes dialectaux ainsi que des vocables italiens. Un exemple: le mot carie a été créé au XVIe à partir du mot latin caries, qui, vous vous en doutez, signifie pourriture.

Ont également contribué à cet enrichissement lexical les grands créateurs de mots que furent Rabelais (au XVIe), Victor Hugo (au XIXe), Céline et San-Antonio (au XXe).
Un mot comme sororité, redécouvert au XXe siècle, était déjà présent dans Rabelais.

Et plus généralement encore, quoi qu'on en dise, en dépit du conservatisme de l'Académie, le français s'est enrichi par son esprit d'ouverture à l'étranger. Au canadien, le français a pris toboggan (1890) un mot venu de l'algonquin (langue amérindienne) ; de même, manitou et mocassin.

A toutes les époques, le français a échangé avec l'étranger. Il a emprunté certes. Mais, on l'oublie trop souvent, il a beaucoup prêté. En d'autres termes, il a accueilli des mots de l'étranger. Et, dans une mesure au moins égale, il a fourni des mots à d'autres langues.

Où en sommes-nous pour l'instant?

A l'heure actuelle, le vocabulaire français de base est constitué de 87 % de mots de souche gréco-latine, c'est-à-dire de nos grands-parents linguistiques, et de 13 % de mots d'origine étrangère. Et parmi ces 13 % de mots étrangers, l'anglais intervient pour un quart... Ce qui revient à dire que le français courant compte actuellement environ 3 % de mots empruntés à l'anglais... Ce qui, dans l'absolu, n'a rien de dramatique, 3 % étant un seuil très tolérable, d'autant plus que la moitié de ces mots anglais ont été construits sur base latino-française, autrement dit, des ex-français revenus au bercail. Vous les connaissez pour la plupart. Je rappellerai ici quelques exemples:

Mais l'anglophobie inquiète de certains ne vient pas forcément du nombre de mots anglais implantés dans le français mais plutôt d'une espèce de préséance de fait ou de primo-partenariat (1984) qui depuis 1950 ne cesse de se renforcer. Au milieu du siècle en effet, le plus grand fournisseur lexical du français était encore l'italien, suivi du germanique ancien. Si l'anglais occupe plus ou moins 25 % du «marché» étranger, l'italien (16,6 % aujourd'hui des emprunts) nous a donné: la banque, la douche, l'alarme; les verbes réussir et caresser. Le germanique (13 %) nous a donné: bleu, blanc, gris. Oui, oui, ces fabuleuses couleurs!

Pour en revenir à l'anglais, c'est l'inversion de tendance qui inquiète.

Envahissement de l'anglo-américain

Depuis 50 ans, on assiste en effet à un envahissement de l'anglais ou de l'anglo-américain via l'informatique, le langage commercial, le langage des affaires.

Il n'est pas normal qu'à Zaventem, à l'aéroport national, certains messages soient diffusés exclusivement en anglais alors que de nombreux voyageurs parlent encore le français et le néerlandais.

Du reste, si l'adversaire belge du français semble être le néerlandais, nous ne devons pas oublier que le néerlandais contemporain emprunte de très nombreux mots au français et que la langue de Vondel n'a aucune chance, à terme, de supplanter celle de Voltaire.

Reste donc cet inexpugnable anglais, contre lequel il faut se défendre. La bonne attitude francophone, je pense, est de ne pas relâcher sa vigilance. Interdire tout vocable d'origine anglaise me paraît utopique, mais un filtrage sans complaisance s'impose. L'essentiel, un peu comme dans la problématique de l'immigration, c'est de ne pas se laisser inonder.

Que deviendrait notre langue si, dans une phrase de 12 mots on retrouvait 3 mots se terminant par -ing ? La musique de notre langue en prendrait un sérieux coup. Exemple: En sortant du parking du shopping, j'ai pris la direction du ring. Vous pouvez comparer avec un vers d'Apollinaire: la musique du français aboie un peu moins, je pense.

Bien sûr nous n'allons pas tenter de bouter dehors des mots aussi universels que week-end et O.K. qui font partie du patrimoine international au même titre que pizza et Coca-Cola. Bien sûr, certaines tâches sont insurmontables.

Il apparaît difficile de remplacer un certain papier collant appelé post-it par son équivalent français - accrochez - vous, c'est le cas de le dire - papillon repositionnable. Mais ce succès du mot court intervient également à l'intérieur même du français. On dit difficilement: «N'aurais-tu pas un stylo à bille à me prêter?». On dit couramment: «Passe-moi ton bic».

Reste que nous sommes capables de résister quand nous comprenons que baladeur est finalement plus fluide et plus musical que walkman. Et si jamais les serial killer venaient à se multiplier, nous sommes armés pour nous défendre avec les substituts tueur en série, tueur pluriel, tueur en kyrielle, ou à répétition, ou encore en cascade. Le mot remake fut employé un jour par Mitterrand qui se reprit aussitôt en disant: resucée, redite, nouvelle mouture, nouvelle version.

Remarquez d'ailleurs que le français ne résiste pas si mal: il a opté pour le terme ordinateur alors que l'italien a adopté computer qui vient d'ailleurs du latin computare. Le mot logiciel a repris la place de software, courant il y a quelques années.

Parfois le français regagne certains territoires que l'anglais avait occupés. On parle aujourd'hui d'un entretien d'embauche plutôt que d'interview. On ne dit plus aujourd'hui votre dealer Opel, mais votre distributeur Opel, dealer n'étant plus réservé qu'au milieu de la drogue. Du reste, certains mots anglais se démodent et meurent spontanément. Qui parle encore de surprise-partie aujourd'hui ? On dit la fête. On ne parle plus guère de teenagers on dit les ados.

Il suffirait parfois d'une petite campagne d'information pour promouvoir certains équivalents français acceptables. En Belgique, vous vous rappelez, on a mis un certain temps pour remplacer friture par friterie. Mutatis mutandis, on prendra sans doute un temps équivalent pour remplacer ketchup par tomatine. Il suffirait que Jospin le prononce deux ou trois fois à la télé, et le mot prendrait son envol.

Le français exportateur de vocabulaire

Plus généralement, il faut considérer que le nombre de mots que le français emprunte est largement compensé par le nombre de mots que le français prête et répand dans les autres langues. Savez-vous qu'au XIXe et jusqu'à 1925, le Persan a emprunté environ 2000 mots au français, des mots parmi lesquels: artiste, concert, gendarme, appartement, microbe, manteau, sauce, cadeau, merci et maman.

Le français a exporté et exporte encore au XXe siècle:

Création intra-muros

Je viens d'évoquer les échanges de mots entre langues différentes, mais il faut aussi signaler les ressourcements internes, car la vie du français ne se résume pas du tout à des emprunts faits à l'anglais. Le français crée à partir de lui-même (intra-muros, si j'ose dire), ou à partir de sa mère le latin, de sa grand-mère le grec ou de sa tante l'italien (c'est-à-dire dans son propre patrimoine).

Parmi les mots récemment retrouvés dans notre famille, je citerai: mégasoirée (mega signifie en grec: grand, puissant, important), c'est giga, c'est super, phallocrate (1950), modem (1968: double apocope de modulateur/démodulateur), consensus (mot autrefois didactique et qui bénéficie d'un regain de vie et tend à s'universaliser) ce qui prouve qu'à notre époque on puise encore dans le latin.

Il se forme encore, à partir du français, des mots comme: dysfonctionnement (1933, dans un sens médical à l'époque), bidonville (1950), organigramme (1952), décrisper (1974: Giscard [décrispation 1946: Mounier] pas dans le Robert mais dans le Larousse!), dangerosité (1969: en parlant d'un médicament).

Parmi les néologismes en instance de béatification, je citerai: spectacularisation (1996) du moindre événement (Herman De Croo), impérialisme étasunien (1998), adjectif relatif aux Américains du Nord.

On peut également observer des créations passagères comme bouleversifiant ou des créations ridicules comme stabilobosser en lieu et place de surligner.

D'autres expressions nouvelles traduisent une évolution des moeurs; ainsi j'ai rencontré votre objection, je gère mon affectivité, j'essaierai de prendre en compte vos desiderata expressions dans lesquelles on sent qu'aujourd'hui, même les sentiments dits profonds sont traités sur le mode bancaire, le processus décisionnel, où en es-tu dans ta maturation vocationnelle? (pour signifier: dans le choix de tes études). J'ai même lu ce matin dans le Dico du français branché: il devrait développer ses facultés motivationnelles!!!

La création franco-française existe et un jour, le temps fera son oeuvre et reconnaîtra les siens.

Pour résumer je dirai que le français, s'il veut survivre, doit tamiser l'immigration de mots étrangers et continuer à assurer sa progéniture, à partir de ses fonds propres.

A bon entendeur, salut !

 

Jean KOKELBERG

 
A conseiller pour compléter ces considérations sur la vie du français:

- Henriette WALTER

  • L'aventure des mots français venus d'ailleurs, Paris, Robert Laffont, 1997.

- Jean KOKELBERG a publié:

  • Les Techniques du style, Paris, Nathan-Université, 4e édition en 1999.

  • Venise, masques et beautés. Liège, Editions du Perron, juillet 1999.
    (NDLR: un beau livre avec 130 photos en couleurs à offrir comme cadeau de fin d'année).

 

Première partie de la conférence donnée à Mons le 19 mai 1999. La mise en page et les intertitres sont dus à la Rédaction.


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