Nouvelles de Flandre

Introduction à l'Anthroponymie
(ou Etude des noms de personne)

 

L'homme est attaché à ses enfants, dans lesquels il se perpétue, et à ses ancêtres, dont il est l'héritier et dont il établit volontiers la généalogie. C'est une manière d'étendre, à la fois vers l'avant et vers l'arrière, une existence inéluctablement limitée, une manière de s'éterniser.

Le nom de famille concrétise cette ligne que l'on voudrait infinie. Les dictionnaires se font l'écho des espoirs et des regrets souvent entendus: "Il veut avoir des enfants pour que son nom ne s'éteigne pas", "Être le dernier du nom".

La fierté peut porter sur la forme du nom, même si elle est aberrante, surtout si elle est aberrante: parmi la foule des Lemaire, il est bien de s'appeler le Maire, en deux mots, avec minuscule à l'article et majuscule à la deuxième partie. Notre grammairien Grevisse tenait à ce qu'on écrive et prononce la première syllabe avec un e ; pourtant il a signé Grévisse jusque vers 1935, jusqu'à ce qu'il vérifie à l'état civil ; étymologiquement, l'un et l'autre se valent : grèvisse en wallon, écrevisse en français. Pour d'autres noms, c'est la prononciation qui est remarquable: Broglie rime avec boy.

Les noms de famille se caractérisent souvent par leur archaïsme: le xh de la région liégeoise (Leliexhe) intrigue beaucoup de gens ; c'était une façon d'écrire un son analogue à celui qu'on a dans l'allemand ich. Le nom Saroléa, rendu célèbre avant la guerre comme marque de motocyclettes, est tiré du nom de village Sarolay, mais s'en distingue par une graphie héritée du Moyen Âge et entraînant une prononciation altérée.

On rougit parfois de son nom, à cause des moqueries qu'il suscite, même quand celles-ci ne sont pas justifiées par l'étymologie: Salpéteur désigne un ouvrier exploitant le salpêtre ; dans Grandvaux, on a une forme de val comme dans Clervaux. On sait qu'il est possible de faire changer officiellement les noms jugés déplaisants: c'est ainsi que Montcucq (où cucq est un synonyme régional de mont) est devenu Cumont. Tout le monde n'est pas aussi susceptible : à Auxerre : un kiosque porte à son fronton Kiosque Cochon ; il a été offert à la ville par un M. Cochon, pour faire la leçon à son fils, qui souhaitait remplacer son patronyme.

L'étymologie, souvent invoquée abusivement, permet aussi de se donner une origine hors du commun. Le celtique, l'arabe, l'espagnol nourrissent l'imagination, presque toujours à tort: nous n'avons rien gardé de l'anthroponymie gauloise (ni même de la latine); les Arabes, peu nombreux d'ailleurs, ont été romanisés bien avant que naissent les noms de familles ; on se satisfait d'analogies superficielles : la plupart des noms terminés par -ez (Fiévez, etc.) sont antérieurs à l'époque où nous dépendions de l'Espagne et s'expliquent fort bien par l'ancien français: fiévé est une variante attestée de fieffé, signifiant d'abord "pourvu d'un fief", et le z servait à éviter une mauvaise lecture à l'époque où les accents n'existaient pas.

L'origine est souvent terre à terre: ancien prénom, profession, nom de lieu, sobriquet, plus souvent péjoratif que flatteur. Pour les trois premières catégories, le critère du choix est facile à déterminer: un ancêtre portant ce prénom (Denis et ses formes familières: Nizet, Nisard), ayant cette profession (Boulanger), provenant de ce lieu (Dispa = de Spa) ou habitant à un endroit ayant cette particularité (Dupont, Duchêne). Pour la quatrième, c'est souvent moins simple: si Leroux est sans mystère, plusieurs raisons peuvent justifier Leblanc. Quant à chacun de ceux qu'on a surnommés Leloup, était-ce pour son physique, son caractère? était-il chasseur heureux ou vantard? habitait-il une maison ayant un loup comme enseigne? Les témoins du baptême ne sont plus là.

De toute façon, le nom n'est devenu nom de famille qu'après avoir été un surnom (ce que reflète l'anglais surname): le fils désigné par une particularité de son père, particularité que le fils ne justifiait plus, le petit-fils par une particularité de son grand-père, et ainsi de suite. Dans quelques familles, cette transmission s'observe déjà au XIIe siècle, à l'époque où la majorité des gens ne portaient qu'un prénom et, éventuellement, un sobriquet, l'un et l'autre individuels. Il faudra attendre plusieurs siècles avant que le système s'établisse et que les noms deviennent rigoureusement héréditaires et immuables, sauf les changements demandés par ceux qui portaient un nom qu'ils jugeaient déplaisants, et sauf accident, car les curés jadis et les employés d'état civil ensuite pouvaient être distraits, négligents, voire peu compétents. Une personne appelée Junion nous signale que, de ses deux oncles, l'un est Jugnon et l'autre Gignon.

 

L'anthroponymie s'occupe aussi des prénoms, dont le choix reflète le désir des parents de valoriser leurs enfants, alors que le nom de famille est imposé: en les mettant sous la protection d'un saint jugé efficace ou en montrant qu'on est à la page. La mode joue un grand rôle: rois et princes sont des sources d'inspiration à toutes les époques, héros de chansons de geste et de romans au Moyen Age (Arthur), personnages ou dieux de l'Antiquité au XVIe siècle (Numa, Diane), stars au XXe. A l'école maternelle règne aujourd'hui l'anglo-saxon, parfois purement graphique ou approximativement phonétique: Julien est jugé banal, mais Julian!... L'ennui est que la mode peut tourner en peu d'années, et l'enfant devenu adulte porter un prénom plus désuet que les vieux noms de Marie ou de Jean.

 

André GOOSSE,
de l'Académie royale de langue et de littérature françaises


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