Nouvelles de Flandre

Quelques idées sur une politique mondiale de la langue française pour l'an 2000  

 

Ce n'est pas parce qu'on est petit qu'on ne doit pas voir grand !

Près de quarante ans se sont écoulés depuis que des personnalités et des associations ont porté la Francophonie sur les fonts baptismaux. Durant cette période qu'on qualifiera d'héroïque, celle des militants, d'Auguste Viatte à Philippe Rossillon, et sans citer beaucoup d'autres, bien des initiatives ont été lancées. Nombre d'associations ont été créées qui n'avaient pour ressources que leur papier à en-tête et pour production que leurs rubriques nécrologiques.

Beaucoup de choses ont été engagées dans de nombreux domaines de coopération. Les francophones ont, comme la majorité des huîtres, largement tétanisé leurs coquilles, parfois bâillé, en tout cas produit plus de calcaire institutionnel que de perles.

Étrangement, on pourrait dire que le parent pauvre de la francophonie est demeuré la langue française, celle-là même qui donne son nom à la chose et qui est, officiellement du moins, censée en constituer le ciment.

Mais, soit par une pudeur décolonisante, soit par tabou, parce qu'on ne voulait pas voir en face la réalité, parce qu'on feignait de croire que parler français allait de soi et constituait un fait imprescriptible, on a toujours eu la langue française sur les lèvres mais jamais dans les mains des outils pour la maintenir et la développer. Et l'on est arrivé à la fin du XXe siècle à une situation où son statut de langue internationale est très gravement compromis.

A cela, il y a de multiples causes. La perte de la seconde guerre mondiale, en dépit de la résurrection accomplie par Charles de Gaulle, le fait que cinq des pays les plus riches du monde sont anglophones et en particulier la superpuissance des États-Unis, le fait que ni l'espagnol, ni le chinois, ni l'allemand, ni le japonais, pas plus que le français ne peuvent faire contrepoids à l'anglais, la démission des Gaulois, tout cela n'est pas fait pour améliorer les choses. Avec en prime, le fait que l'Algérie et le Zaïre, théoriquement second et troisième pays de la francophonie, sont à feu et à sang.

Comme on n'a que ce qu'on mérite, les francophones n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes et la France bien entendu, qui aurait pu assumer une responsabilité dans ce domaine, a très peu fait. Surtout, il me semble qu'une des grosses erreurs a été de croire ou de faire semblant de croire, ou encore de faire croire, que tous les francophones dont on exagérait le nombre à plaisir, avaient tous le même intérêt à l'endroit de la langue française et qu'ils adhèreraient tous à une idée, une doctrine, voire une politique d'inspiration rivarolienne dont les fondements sous-jacents peuvent être, à peu de chose près résumés comme suit: puisque le français est la langue de Corneille, de Voltaire et de Racine, son universalité est non seulement garantie et imprescriptible: il arrivera bien un jour où les Chinois reconnaîtront l'évidence et se mettront à parler français !

Aujourd'hui, que les belles certitudes se sont effondrées et qu'il ne se passe pas de jour sans recul des positions du français dans le monde, les mêmes qui ressassaient la ritournelle rivarolienne sont devenus les champions de "l'abandonisme" et de la "renonciature" et ne font plus le chemin de Bruxelles sans une grammaire anglaise à la main.

Il est clair qu'une telle situation ne saurait durer sans conduire à la catastrophe. Si la langue française perdait son statut international, elle ne serait plus, à l'échelle planétaire, qu'un dialecte condamné à disparaître.

Pour porter remède à une telle situation, il convient donc d'analyser les faits d'aujourd'hui, de savoir au bénéfice de qui, pourquoi et comment l'on peut et l'on doit concevoir et exécuter une politique mondiale de la langue française. Enfin, tenter de répartir les tâches...

Une part de la confusion actuelle provient de ce que l'on confond au moins cinq catégories de francophones qui n'ont pas du tout les mêmes motivations à l'endroit de la langue.

Les Français d'abord, qui considèrent leur langue comme un droit, comme un bien gratuit et inépuisable, un peu comme l'oxygène qu'on respire et qu'on imagine pas devoir payer un jour. Aussi est-ce beaucoup leur demander que de comprendre la nécessité d'investir sur la langue.

Tout autre est la position des minorités de langue maternelle que sont les Wallons, Bruxellois, Québécois, Acadiens, Valdotains, Suisses romands, et Louisianais s'il en reste. Leur position défensive dans leur propre pays les conduit, au contraire des Français, au militantisme et, parfois, au purisme.

La troisième catégorie, celle des Africains francophones est composée de personnes qui, bien souvent, pratiquent une langue régionale dans la vie quotidienne mais utilisent le français dans la vie des affaires, de l'administration, de la politique enfin.

En quatrième position, viennent des arabophones du Maghreb, puis, à un moindre titre, Libanais, Syriens et Coptes, qui pratiquent un bilinguisme dominé par la langue arabe et peuvent passer d'une langue à l'autre, en fonction des besoins ou des sensibilités du moment, mais revendiquent l'usage complet de la langue arabe dans toutes les situations de communication.

Enfin, la cinquième et dernière catégorie réunit des étrangers bilingues qui pratiquent le français à titre professionnel ou qui, tout simplement amoureux de notre langue ou d'une certaine idée de la France, utilisent le français dans des situations extrêmement variées.

C'est compte tenu de leurs motivations diverses que doit être conçue une politique mondiale de la langue française et chacune de ces catégories doit y trouver un intérêt spécifique pour y adhérer. A nous de tenter de les définir, car le problème de la motivation est fondamental: le français ne peut compter pour durer sur une quelconque immanence: il faut qu'il rende un service à tous et à chacun.

Sans adopter le langage marxiste et prétendre que la langue n'est qu'une superstructure, force est de constater qu'elle est tout de même très fortement liée au dynamisme ou au naufrage des communautés qui la parlent.

On pourra tout faire sur l'instrument linguistique. Cela ne servira à rien si tous les paramètres qui régissent la vie de la langue ne sont pas pris en considération: la finance, le commerce, l'industrie, la recherche, la diplomatie sont des éléments fondamentaux. La difficulté de notre action est qu'elle se situe davantage en aval qu'en amont, plus au niveau de la diffusion que de la création.

Peut-on négliger de traiter le problème de l'enseignement ? Sûrement pas. Mais à lui tout seul, il constitue un énorme problème dont la solution commande l'avenir.

Je voudrais toutefois, ce n'est pas ma coutume, faire un commentaire. On critique dans nos pays riches l'inadéquation du système scolaire et l'on déplore un fort taux d'illettrisme. On se désespère avec raison du délabrement des systèmes d'éducation des pays du Tiers Monde et l'on a raison; mais, si l'on compare les deux situations à ce qu'elles étaient respectivement il y a un siècle, on sera moins pessimiste. On notera que, si le niveau des petits instituteurs marocains est dramatiquement faible en arabe, comme en français, notre langue était totalement absente du Maroc il y a cent ans. Quant à la situation dans nos pays du Nord, il y a fort à parier que le pourcentage de l'illettrisme était élevé si l'on inclut les mineurs polonais et les ouvriers italiens. En réalité, pour peu satisfaisante que soit la situation, c'est essentiellement dans la compétition avec l'anglais qu'est le problème. Mais la puissance de l'anglais ne serait pas si écrasante sans les faiblesses internes de la francophonie.

On pourrait donc proposer pour le colloque une division en deux parties:

- les faiblesses de la structure
- la concurrence avec l'anglais

et dans chaque partie, après avoir analysé la situation, chercher les solutions et, bien entendu, avoir la volonté de les mettre en oeuvre.

Avant d'aborder le sujet plus au fond, il est nécessaire de jeter un coup d'oeil sur la situation géopolitique et de faire certaines constatations.

On a vu que les cinq des pays les plus riches du monde sont anglo-saxons: États-Unis, Grande-Bretagne, Nouvelle-Zélande, Australie et Canada. Comparativement, la francophonie compte plus de cinq des pays les plus pauvres du monde, à commencer par Haïti, le Niger, le Tchad, etc., et, dans une autre catégorie qu'on n'a pas encore osé dénommer, les pays les plus déchirés du monde (PPDM), l'Algérie, le Zaïre, le Rwanda, le Cambodge. Il n'y a guère que l'Afghanistan qui ait fait mieux dans ce domaine ! Cet aspect est donc générateur d'une très grande faiblesse.

Secondement, les pays francophones sont dispersés à la surface de la planète, émiettés dans des environnements dominés par d'autres langues. Même sur le continent où ils sont nombreux et groupés, les très puissants (au moins potentiellement) que sont le Nigéria, le Kenya, l'Afrique du Sud menacent de les dominer. Un des objectifs, de la francophonie devrait être d'agglomérer ces poussières pour renforcer leur masse critique...

La démographie de la francophonie est tout aussi peu satisfaisante: au nord, des riches qui n'ont pas d'enfants, au sud, des enfants qui n'ont pas d'argent. Il faudrait que les riches aient des enfants et les enfants de l'argent. Vaste programme !

Dans aucun des pays francophones sauf en France et à Monaco, le français n'est en position dominante. Au Canada, en Suisse, en Belgique, il est langue de minorité.

Cette situation est aggravée par le fait que, dans les pays du Tiers Monde ou il n'est pas langue dominante, le français est encore parfois perçu comme langue de domination; notons que cela est peut être moins fort et moins vrai qu'il y a trente ans, les effets de la colonisation s'estompant dans l'esprit des jeunes générations à qui le bourrage de crâne des détenteurs ultra-nationalistes du pouvoir ne fait pas plus d'effet que leurs autres discours en langue de bois.

Si la compétition entre les langues nationales et régionales n'est pas très aiguisée en Afrique noire à cause du morcellement de ces langues, elle est aiguë avec l'arabe pour des raisons plus politiques et religieuses que fonctionnelles, le français pouvant remplir sans difficultés une fonction de complémentarité par rapport à l'arabe. Depuis longtemps je m'époumone à répéter que la zone stratégique de la langue française est la Méditerranée. Sur la rive nord, comme la rive sud, nous possédons de beaux restes culturels et comme la France demeure la première puissance riveraine de la Méditerranée, toute coopération en Méditerranée fait jouer à notre profit la loi de Newton: ce qui est gros attire ce qui est petit.

En outre, dans le monde arabe, la place de la francophonie n'est pas marginale: il se trouve que les trois pays du Maghreb sont aujourd'hui (l'Égypte est à part) parmi les plus peuplés du monde arabe, appelés à renforcer leur poids dans cet ensemble, plus susceptibles d'évoluer malgré les déchirements, et plus soucieux d'un dialogue avec l'Europe, dialogue qui, naturellement, passe par le français. On ne dira jamais assez qu'ils constituent une priorité et que c'est sur chaque personne qu'il faut investir, plus que sur les institutions.

Le dernier phénomène, celui de la mondialisation, a de nombreux effets par rapport à la langue:
1. L'effet de dilution du français parmi les langues parlées dans le monde se mesure sur les médias.
2. Tout en étant lui aussi dilué, l'anglais l'est moins, car ce sont les riches anglophones qui utilisent le plus les médias, peuvent avoir un budget de télécommunications et maîtrisent les outils d'Internet .
3. En réduisant les coûts de communication et de transfert des contenus, il est vrai qu'lnternet peut être une chance pour un monde francophone atomisé. Encore faut-il que les moyens d'accès (appareils) soient disponibles, que les contenus soient adaptés, et que l'argent pour les prix des communications soit disponible. On est encore loin du compte dans les pays francophones du Tiers Monde...

Ce sujet devra être particulièrement étudié pour analyser ses effets soit négatifs, soit positifs.

Encore un mot de la coopération et de ses formes. Je crois à la coopération avec les personnes et pas avec les institutions: les institutions sont des centres et des enjeux de pouvoir dont les intérêts peuvent être tout autres que le progrès des relations. Chaque fois qu'une coopération s'institutionnalise, elle a tendance à devenir visqueuse et paralysée car elle suscite des envies, des tentations, des jalousies, des luttes pour le pouvoir. Si vous voulez faire quelque chose de petit, faites croire que c'est grand. Si vous voulez faire quelque chose de grand, faites croire que c'est petit. On ne vous mettra pas de bâtons dans les roues. La recette est de Lyautey.

L'un des défauts des coopérations institutionnelles est la difficulté d'en contrôler le devenir, qui tend à se perdre dans les méandres administratifs. L'intérêt général n'y est servi qu'autant qu'il y est auxiliaire d'un intérêt particulier. Aussi les retombées de la coopération institutionnelle sont-elles absorbées dans un petit circuit d'initiés qui veillent jalousement à conserver le monopole de la relation internationale. Il est extrêmement difficile de définir des priorités géographiques, tant les intérêts mondiaux de la langue française sont à la fois vastes et divers.

Je persiste à penser que le bassin méditerranéen est une zone privilégiée car le français n'y est pas une langue tout à fait étrangère dans les trois pays de Maghreb et il est encore possible aujourd'hui de concevoir un bilinguisme des classes dirigeantes. Le principal obstacle au français vient, dans ces pays, de gens qui sont seulement arabisés et ne sont donc pas à l'aise. C'est par réflexe de conservation qu'ils rejettent le français. Il faudra revenir là-dessus.

D'autres zones géographiques revêtent une importance considérable pour l'avenir du français. L'Union européenne bien entendu, qui tend à être submergée par l'anglais: tous les jeunes le baragouinent ou le parlent puisqu'il est première langue étrangère dans tous les systèmes d'éducation; les pays de l'Est européen, où notre langue est en chute libre depuis le démantèlement du système soviétique et où tout le monde se rue sur l'anglais.

Peut-on faire l'impasse sur la situation du français aux États-Unis, même si les Franco-Américains et la Louisiane ne sont plus qu'un souvenir ? Ne faut-il pas investir dans ce qui reste la première puissance mondiale ?

Il y aurait beaucoup à dire sur l'Asie, où nous ne pouvons pas imaginer être absents du domaine linguistique. Sans trop compter sur les pays de l'ex-lndochine, qui, pour l'instant, sont marginalisés par rapport aux grands que sont la Chine, le Japon, Taiwan, même la Corée du Sud.

 

Hubert JOLY
Secrétaire général du Conseil international de la langue française


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